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LIVRE I. — PARTIE II.

liance des Anglois, conquis et tout déchiré, et le dit chevalier de tous lez et de tous côtés envahi et assailli et durement navré. À celle empainte que ils se ouvrirent et épandirent en y eut foison de rués par terre, et en furent les François maîtres, et prirent desquels qu’ils voulurent. Si eschéy messire Eustache ès mains d’un chevalier de dessous le comte de Vaudemont, qui s’appeloit messire Henri Quevillart. Cil chevalier fiança le dit monseigneur Eustache et eut moult de peine et de soin pour le sauver ; car la communauté de Troyes le vouloient tuer, tant fort le héoient pour les grands appertises d’armes que il avoit faites au pays de Champagne. Là furent pris messire Jean de Paris, messire Martin d’Espaigne et plusieurs autres chevaliers et écuyers ; et ceux qui sauver se purent, se boutèrent au fort de Nogent : ce fut petit, car ils furent presque tous morts et tous pris sur place. Et fut laissé messire Courageux de Mauny entre les occis comme mort, tant étoit-il fort navré, et tellement qu’il n’avoit ni feu ni haleine en lui, et fut ainsi oublié. Cil rencontre fut l’an de grâce mil trois cent cinquante neuf, la vigile Saint Jean-Baptiste.


CHAPITRE XCVII.


Comment ceux de Troyes reçurent à grand’joie leur évêque et les seigneurs qui avec lui étoient ; et comment messire Jean de Péquigny et plusieurs autres Anglois moururent merveilleusement.


Après la déconfiture de Nogent sur Saine dont je vous ai parlé et que le champ fut tout délivré, s’en revinrent les barons et les chevaliers et toutes gens d’armes à Troyes et amenèrent là leur conquêt et leur butin. Mais nul des prisonniers ils n’y menèrent, ainçois les firent tourner d’autre part ès garnisons françoises qui étoient assez près de là. Le chevalier qui étoit de la comté de Vaudemont et qui avoit pris monseigneur Eustache, n’eut talent de l’y mener ; car on lui eût tué entre ses mains, tant étoit-il fort haï de la communauté de Troyes : si l’emmena d’autre part à sauveté.

Si furent grandement honorés à leur retour de ceux de Troyes les seigneurs qui avoient été à celle besogne, l’évêque de Troyes premièrement, le comte de Vaudemont, le comte de Joigny, messire Brokars de Fenestranges, messire Jean de Châlons, et plusieurs autres barons et chevaliers qui à la besogne de Nogent avoient été ; et de toutes gens en avoit la renommée messire Brokars de Fenestranges, pour ce qu’il avoit la plus grand’charge de gens. Ainsi eschéy à monseigneur Eustache d’Aubrecicourt ; et perdit la journée, si comme dessus est dit, et fut durement navré : mais son maître qui fiancé l’avoit, en pensoit aussi bien que s’il eût été son frère ; et lui fit très bonne compagnie toujours.

Or vous parlerons de monseigneur Courageux de Mauny et de l’aventure qui lui avint. Quand la déconfiture fut passée et tous les François retraits, le dit messire Courageux qui étoit tout assommé et là couché entre les morts, et étoit si comme demi-mort, leva un petit le chef ; si ne vit que gens morts et abattus et aterrés autour de lui. Adonc s’évertua-t-il un petit et se assit sur la crête d’un fossé où on l’avoit abattu : si regarda et vit qu’il n’étoit mie loin du fort de Nogent dont Jean de Segure, un moult appert écuyer, étoit capitaine. Si fit tant le dit chevalier, au mieux qu’il put, une heure en lui traînant, et l’autre en lui appuyant, qu’il vint dessous la grosse tour de la forteresse ; et puis fit signe aux compagnons de là dedans qu’il étoit des leurs. Adonc avalèrent les compagnons tantôt jus de la tour et le vinrent quérir à la barrière, et le prirent entre leurs bras et l’emportèrent dedans le fort. Si lui recousirent, bandelèrent et appareillèrent ses plaies, et en pensèrent depuis si bien qu’il en guérit.

Quand ceux qui étoient demeurés en la ville de Pons sur Seine et que messire Eustache y avoit laissés à son département, entendirent ces nouvelles, que messire Eustache étoit pris et tous les autres morts ou pris, si furent moult ébahis, et n’eurent mie conseil de plus là demeurer, ni de tenir la forteresse ; car ils n’étoient qu’un peu de gens. Si troussèrent tout ce qu’ils purent, et se partirent de Pons sur Saine ; et aussi firent ceux de Trochy, de Saponay, d’Arsy, de Méry, de Plancy et de tous les autres forts qui obéissoient à messire Eustache d’Aubrecîcourt en devant ; ni nul n’y osa plus demeurer ; et les laissèrent tous vagues, pour la doute de l’évêque de Troyes, et de messire Brokars de Fenestranges, qui étoient grands guerroyeurs. Si se boutèrent en autres forts arrière d’eux. Messire Pierre d’Audelée ne se partit point pour