Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
406
[1359]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

combattit si vaillamment que on se pourroit émerveiller de ce qu’il y fit ; car d’un glaive qu’il tenoit il en versa jusques à quatre des plus vigoureux et mit par terre et navra durement : ni nul ne l’osoit approcher, pour les grands appertises d’armes qu’il faisoit. Quand messire Brokars de Fenestranges, qui étoit fort chevalier et dur malement, en vit la manière, il prit son glaive entre ses poings et le lança pardessus les têtes de tous les autres qui étoient entre lui et messire Eustache, et l’avisa si bien en lançant que le glaive vint cheoir droitement en la visière du bassinet du dit messire Eustache, et si roidement y descendit que le fer qui étoit dur, trempé et acéré, rompit trois dents en la bouche du dit chevalier. Messire Eustache, qui vit en l’air le coup venir, jeta son bras au devant, et vola le glaive pardessus sa tête ; et jà étoit si échauffé que de navrure qu’il eût il ne faisoit compte, ni on ne vit, grand temps a, chevalier faire les grands appertises d’armes qu’il fit là.

Or avoient les Anglois l’avantage d’une montagne qui moult leur valut ; et étoient tous serrés et mis ensemble, tellement que on ne pouvoit entrer en eux ; et se combattoient à pied et les François à cheval. D’autre part, un petit plus avant, les archers d’Angleterre s’étoient recueillis et faisoient leur bataille à part eux, et laissoient leurs gens d’armes convenir. Ces archers qui traioient ouniement embesognoient grandement les François, et en blessèrent et navrèrent plusieurs.

En grand temps on n’avoit point vu, si comme je l’ouïs recorder à ceux qui y furent, d’une part et d’autre, bataille faire par si bonne ordonnance et si bien combattue, ni gens qui se tinssent si vaillamment que les Anglois firent ; ni aussi d’autre part que si âprement les recueillissent que les François firent ; car tout à cheval ils tournoient autour des Anglois pour entrer en eux et rompre leur bataille, et les Anglois aussi à la mesure qu’ils tournoient tournoient aussi. En cel état se combattirent moult longuement, lançant l’un sur l’autre. Là eut fait maintes prises et maintes rescousses ; car les Anglois n’étoient qu’un petit : si se mettoit chacun en peine de bien faire la besogne ; et si vaillamment se combattirent que pour ce jour ils n’en devoient avoir nul blâme. Car si les brigands ne fussent venus, qui y survinrent plus de neuf cents tout frais et tout nouveaux atout lances et pavois, ils s’en fussent partis à leur honneur ; car ils donnoient aux François assez à faire. Mais quand ces brigands furent venus, qui étoient une grand’route, ils rompirent tantôt les archers et mirent en voie ; car leur trait ne pouvoit entrer en eux, tant étoient forts et bien paveschés ; et étoient aussi durement foulés, car ils s’étoient longuement combattus et tenus.

Quand messire Jean de Châlons et sa bataille virent ces archers fuir et dérompre, si retourna celle part, et fit tourner sa bannière et ses gens, et eux chasser à cheval. Là eurent ces archers fort temps ; car ils ne sçavoient où fuir ni où mucier pour eux sauver ; et les tuoient et abattoient ces gens d’armes, sans pitié et sans merci. Et en firent messire Jean de Châlons et le comte de Joigny la déconfiture, que oncques n’en échappa nul que tous ne demeurassent sur la place ; et puis retournèrent sur les garçons, qui gardoient les chevaux de leurs maîtres qui se combattoient tous à pied. Si furent ces garçons tous morts et tous pris ; petit s’en sauvèrent ; et là perdit messire Eustache son coursier et sa haquenée qu’il aimoit tant. Pendant ce, se combattoient messire Brokars, l’évêque de Troyes, le comte de Vaudemont et de Joinville à monseigneur Eustache et à ses gens, et avoient pris une partie de la bataille et mis les brigands d’autre, qui trop durement embesognoient les Anglois.


CHAPITRE XCVI.


Comment messire Eustache d’Aubrecicourt fut pris et toutes ses gens déconfits ; et comment messire Courageux de Mauny demeura comme mort en la bataille.


Moult y fit ce jour messire Eustache d’Aubrecicourt merveilles d’armes et y fut très bon chevalier, et aussi furent tous ceux qui avec lui étoient et se acquittèrent très vaillamment et loyaument à leur pouvoir ; et ne l’eurent mie davantage les François, combien que ce fussent bonnes gens et tous d’élite. Mais ils étoient si grand nombre, et aussi si bien se combattirent, et si désiroient à ruer jus et à déconfire les Anglois, qu’ils s’abandonnoient de corps et de volonté. Et finablement, par le grand secours des brigands qui leur vint, ils rompirent les Anglois et espardirent tellement que oncques depuis ils ne se purent mettre ensemble ; et fut le pennon messire Eustache, qui y étoit l’étendard et la ral-