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LIVRE I. — PARTIE II.

kars, la seconde messire Jean de Châlons et le comte de Joigny, la tierce le comte de Vaudemont. Et point n’étoient encore les brigands venus, car ils venoient tous à pied : si ne se pouvoient mie si bien exploiter que ceux à cheval. Si déployèrent ces seigneurs de France leurs bannières et détrièrent un petit, pour amour de ce qu’ils vouloient avoir leurs brigands.

D’autre part, messire Eustache avoit pris le fort d’une vigne sur une petite montagne, et avoit mis ses archers très tous pardevant sa bataille. Si véoit trois batailles de François dessous lui, et en chacune autant de gens par semblant que il avoit en sa route. Mais de ce n’étoit-il point ébahi et disoit à tous ceux qui le pouvoient ouïr : « Seigneurs, seigneurs, combattons nous de bon courage ; cette journée sera nôtre, et puis serons tous seigneurs de Champagne : j’ai plusieurs fois ouï conter qu’il y a eu un comté de jadis en Champagne[1] : encore pourrai-je bien faire tant de services au roi d’Angleterre que je tiens pour roi de France, car il calenge l’héritage et la couronne, que par conquêt il la me donneroit. »

De ces paroles se réjouissoient les compagnons qui étoient de-lez lui, et disoient : « Par monseigneur Saint George, sire, nous y mettrons peine. » Adonc appela-t-il aucuns jeunes écuyers qui là étoient, tels que Courageux de Mauny un sien cousin[2], Jean de Paris, Martin d’Espagne, et autres que je ne sais nommer, et les fit là chevaliers ; et puis ordonna toutes gens aller à pied et retailler chacun son glaive au volume de cinq pieds. Les François, qui véoient leur convine, les désiroient moult à combattre : mais ils attendoient leurs brigands, qui point ne venoient, pour eux faire assaillir et escarmoucher contre les archers, pour attraire messire Eustache et sa bataille hors de leur fort. Mais messire Eustache ne l’avoit mie en propos ; ains se tenoit franchement sur la montagne, son pennon devant lui, qui étoit d’hermine à deux hamèdes de gueules.


CHAPITRE XCV.


Comment messire Brokars et l’évêque de Troyes assaillirent roidement messire Eustache d’Aubrecicourt et sa route ; et comment les archers anglois furent déconfits.


Quand messire Brokars de Fenestranges, qui étoit hardi et courageux chevalier durement, vit que messire Eustache ni sa bataille ne descendroient point de la montagne, si dit : « Allons, allons vers eux, il les nous faut combattre à quelque meschef que ce soit. » Adonc s’avança-t-il et sa bataille, et d’autre part l’évêque de Troyes, et approchèrent leurs ennemis. Messire Eustache et sa route attendirent celle bataille franchement et la recueillirent aux fers des glaives, tellement que oncques les François ne la purent briser. Mais ils rompirent et branlèrent celle des François, et en y eut plus de soixante à celle première empainte renversés jus par terre ; et eût été déconfite sans recouvrer, quand la seconde bataille des François approcha, que messire Jean de Châlons et le comte de Joigny menoient. Cette seconde bataille réveilla grandement la première et remit ensemble, qui étoit jà tout épandue. Adonc archers commencèrent à traire roidement et fièrement et à employer sagettes tellement, que nul ne les osoit approcher ni entrer en leur trait.

Adonc se hâta la tierce bataille que le comte de Vaudemont menoit, où moult avoit de bonnes gens d’armes ; et vint sur aile férir sur la bataille messire Eustache. À ces nouvelles gens entendirent tantôt les Anglois de grand’volonté, et les recueillirent fièrement et roidement. Là eut fait maintes grands appertises d’armes ; et trop vaillamment se combattoit messire Eustache, car toute la presse étoit à lui et dessous son pennon, pour la cause de ce qu’il sembloit aux François, et vérité étoit, que si on l’avoit mort ou pris, le demeurant étoit déconfit. Et aussi toute la fleur des gens messire Eustache étoient de-lez lui, tant pour son corps et son pennon garder que pour leur honneur avancer. Là eut messire Eustache grand faix sur les bras : car par bon compte les François étoient bien trois contre un. Là convint ces nouveaux chevaliers souffrir moult de peine, si loyaument se vouloient acquitter ; et oil voir, car il n’en y eut nul qui trop bien ne fissent leur devoir. Là fit messire Eustache par espécial maintes grands appertises d’armes, et se

  1. Le comté de Champagne qui avait appartenu à la maison de Navarre en avait été séparé par Louis-le-Hutin d’abord et ensuite par Philippe-le-Bel : il fut définitivement réuni plus tard à la couronne de France au détriment de Charles II de Navarre.
  2. C’était, suivant Barnès, un neveu du fameux Gautier de Mauny.