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LIVRE I. — PARTIE II.

duc de Normandie mandoit tous les jours gens d’armes et soudoyers là où il les pouvoit avoir, car il savoit bien que le roi de Navarre et messire Philippe son frère se mettoient en peine de venir lever le siége et combattre ses gens. Ce siége pendant, et d’autre part le roi de Navarre lui pourvéant, s’embesognoient bonnes gens de mettre ces deux seigneurs à accord ; car adonc étoient en France les deux cardinaux, le cardinal de Pierregord et le cardinal d’Urgel[1] ; et aussi aucuns sages barons de France qui véoient la pestillence et la misère où le royaume étoit enchu. Si fut tant allé de l’un à l’autre et pourparlé que la journée de paix fut assignée à être à Vernon[2] ; et là furent le duc de Normandie et son conseil, et d’autre part le roi de Navarre et messire Philippe de Navarre son frère ; et se porta si bien la journée que paix fut faite ; et devint le roi de Navarre bon François, et le jura à être, et mit en sa paix jusques à quatre cents chevaliers et écuyers auxquels le duc de Normandie pardonna tous ses mautalens : si en excepta-t-il aucuns autres à qui il ne voulut mie pardonner leurs méfaits.

À celle paix ne se voulut oncques tenir ni accorder messire Philippe de Navarre ; et dit au roi son frère que il étoit tout enchanté et se desloyauçoit au roi d’Angleterre à qui il étoit allié, et lequel roi lui avoit toujours si loyaument aidé à faire la guerre. Si se partit le dit messire Philippe de Navarre, et par grand mautalent, de son frère, lui quatrième tant seulement, et chevaucha le plus tôt qu’il put devant Saint-Sauveur-le-Vicomte, et là se bouta, qui étoit garnison angloise. Et en étoit capitaine, de par le roi anglois, un chevalier d’Angleterre qui s’appeloit messire Thomas d’Angourne[3], qui reçut adonc à grand’joye messire Philippe de Navarre, et dit qu’il s’acquittoit bien et loyaument devers le roi d’Angleterre.


CHAPITRE XCIII.


Comment le jeune comte de Harecourt fut marié à la fille au duc de Bourbon ; et comment l’évêque de Troyes et messire Brokars et autres seigneurs de Champagne prirent le fort châtel de Hans.


Parmi l’ordonnance de celle paix demeurèrent au roi Charles de Navarre plusieurs villes et châteaux en Normandie, qui étoient par avant en débat ; et par espécial Mante et Meulan que il n’eût rendu pour nulle garnison autre. Et fut adonc la paix faite du jeune comte Jean de Harecourt et du duc de Normandie. Si y rendit messire Louis de Harecourt grand’peine, oncle du dit comte Jean, qui étoit du conseil et de l’hôtel du dit duc. Et par bonne confédération et plus grand’conjonction d’amour, le duc de Normandie lui donna à femme une jeune damoiselle qui fut fille à monseigneur le duc de Bourbon, et qui étoit sereur de sa femme la duchesse de Normandie[4].

Ainsi demeura la chose en bon état et se défit le siége de devant Melun, et s’en partirent toutes manières de gens d’armes ; et demeura la ville françoise. Nonobstant ce, et la paix faite du roi de Navarre et du duc de Normandie, si fut le royaume de France aussi fort guerroyé depuis comme il avoit été par avant ; car les trêves étoient nouvellement faillies entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre[5] ; si que ces gens d’armes qui avoient fait guerre pour le roi de Navarre, tant en France, en Picardie, en Champagne, en Brie, en Bourgogne, en Beauce et en Normandie, la firent forte et vilaine, au titre du roi d’Angleterre. Et ne se

  1. Il est probable que Froissart se trompe, et que les deux cardinaux étaient retournés à Avignon depuis plusieurs mois. L’auteur des Chroniques de France, après avoir raconté leur arrivée à Paris le 3 décembre 1358, dit qu’ils allèrent voir le roi de Navarre à Meulan et la reine Blanche à Melun ; et que voyant qu’ils ne pourraient réussir à concilier les esprits, ils partirent incontinent pour Avignon.
  2. Suivant l’auteur des Chroniques de France, plus digne de foi à cet égard que Froissart, les conférences pour la paix se tinrent à Pontoise et furent terminées par un traité conclu le mercredi 21 août ; date qui est confirmée par des lettres du mois de septembre et du 12 octobre de cette année, conservées au trésor des Chartes et citées dans les Mémoires de Charles-le-Mauvais. Ce traité n’est point parvenu jusqu’à nous ; mais cette perte est réparée jusqu’à un certain point par le chroniqueur qui en rapporte les principales clauses et entre dans d’assez grands détails sur les circonstances dans lesquelles il fut conclu.
  3. On peut douter qu’à cette époque Thomas d’Agworth fût capitaine de Saint-Sauveur-le-Vicomte ; car on ne voit pas qu’en 1359 Édouard ait donné de successeur dans cet emploi à Stephen de Cosington qu’il en avait pourvu par ses lettres du 5 février de cette année.
  4. Le mariage de Jean d’Harcourt avec Catherine de Bourbon fut célébré le 14 octobre.
  5. La trêve était expirée le lendemain de la fête de saint Jean-Baptiste.