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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

adonc trop grand dommage des leurs, et conquirent les Anglois et les Navarrois toute la première ville jusques aux ponts de Marne. Outre les ponts se recueillirent ceux de la cité et eurent tel avis que ils défirent en grand’hâte le premier pont ; et ce leur valut grandement. Là eut à ce pont rué et lancé et trait et escarmouché et fait maintes appertises d’armes ; et trop bien assailloient les gens à messire Pierre d’Audelée ; et s’avançoient aucuns archers d’Angleterre qui là étoient et passoient sur les gîtes du pont ; et traioient tellement à ceux de Châlons que nul n’osoit entrer en leur trait.

En celle riote furent-ils jusques à haut midi ; et vouloient dire les aucuns que Châlons eût été adonc briévement gagnée, si n’eût été messire Eudes sire de Grancy, qui avoit été inspiré et certifié le jour devant de la chevauchée des dits Anglois, dont en grand’hâte, pour ceux de Châlons conforter, il avoit pris et cueilli des compagnons, chevaliers et écuyers, autour de lui et de son hôtel ; car il savoit que dedans Châlons n’avoit nuls gentils hommes. Si monta à cheval, et en sa route environ soixante lances de bonnes gens, chevaliers et écuyers. Si y étoit messire Philippe de Jaucourt, messire Ancel de Beaupré, messire Jean de Germillon et plusieurs autres ; et exploitèrent tant de jour et de nuit, que ils vinrent à Châlons en Champagne, à la propre heure que ces Anglois et Navarrois se combattoient, dessous messire Pierre d’Audelée, au dit pont ; et mettoient grand’entente au pont conquerre. Sitôt que ils furent entrés en la ville, ils mirent pied à terre et s’ordonnèrent ainsi que pour combattre, et vinrent au pont. Là fit le sire de Grancy développer sa bannière et mettre devant lui, en approchant les Anglois de grand’volonté.


CHAPITRE XC.


Comment messire Pierre d’Audelée s’en retourna de Châlons à peu de conquêt ; et comment les Navarrois prirent Sissone ; et comment ceux de Sissone déconfirent le comte de Roussy.


De la venue le seigneur de Grancy furent ceux de Châlons moult réjouis, et ils eurent droit ; car sans lui et son confort eussent-ils eu fort temps ; et ce rafraîchit et rencouragea durement ceux de la ville. Quand messire Pierre d’Audelée et les siens virent la bannière le seigneur de Grancy et grand’route de Bourguignons, chevaliers et écuyers, là venus, si sentirent assez qu’ils avoient failli à leur entente, et que le séjourner ne leur étoit point profitable ; et se retrairent tout bellement et tout sagement petit à petit, et prirent la voie qu’ils étoient venus quand ils entrèrent dedans, et issirent hors par la dite abbaye de Saint-Pierre. Si trouvèrent sur le rivage de Marne leurs varlets qui leur avoient amené leurs chevaux. Si montèrent sus et repassèrent la rivière sans empêchement, et retournèrent arrière à petit de conquêt devers Beaufort. De leur département furent ceux de Châlons moult joyeux ; et louèrent Dieu, quand à si bonnes gens d’armes ils étoient échappés ; et remercièrent grandement le seigneur de Grancy du secours et de la courtoisie qu’il leur avoit fait, et lui donnèrent tantôt cinq cents francs pour lui et pour ses gens ; et prièrent à un chevalier qui là étoit, de Champagne et leur voisin, qui se appeloit messire Jean de Saux[1], que il voulsist demeurer de-lez eux pour mieux avoir conseil et aide. Le chevalier leur accorda, parmi les bons gages qu’ils lui délivrèrent ; et entendit à refortifier et réparer la cité, là où il étoit plus grand besoin et nécessité.

En ce temps avint que ceux de la garnison de Velly et ceux de la garnison de Roussy se conseillèrent ensemble et vinrent prendre par force et par assaut la ville de Sissonne[2] ; et firent dedans une grand’garnison de toutes manières de gens assemblés, qui avoient un capitaine que on appeloit François Hennequin, et étoit un garçon né de Couloingne sur le Rhin[3] ; et étoit si cruel et si étourdi en ses chevauchées que c’étoit sans pitié et sans mercy ce dont il étoit dessus. Cette garnison de Sissonne et ceux qui dedans étoient firent moult de vilains faits et de grands dommages aval le pays, et ardoient tout sans déport, et occioient hommes et femmes et petits enfans qu’ils ne pouvoient rançonner à leur volonté. Or avint un jour que le comte de Roussy, qui avoit encore le mautalent en son cœur, c’étoit bien raison, de sa ville et de son châtel de Roussy que les pillards, nommés An-

  1. On écrit aujourd’hui : Saulx. Cette maison tire son nom du château de Saulx entre Langres et Dijon.
  2. Village à quelques lieux de Laon, vers l’est.
  3. Barnès le prétend Anglais et l’appelle Hawkins.