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LIVRE I. — PARTIE II.

ainsi l’une partie et l’autre, les Navarrois devant qui fuyoient, tant qu’ils vinrent à Thorigny.

Thorigny est un petit village en my les champs, qui siéd sur un tertre dont on voit tout le pays environ ; et est sur côtière entre Saint-Quentin et Péronne en Vermandois. Quand messire Philippe de Navarre, messire Robert Canolle, et les autres furent là venus, si trouvèrent grand’foison de leurs chevaux moult lassés et recrus ; si se avisèrent qu’ils se arrêteroient et refreschiroient un petit et leurs chevaux aussi ; et si combattre les convenoit, ils étoient au tertre, si avoient bon avantage d’attendre leurs ennemis. Adonc se arrêtèrent-ils tous cois, et se logèrent au dit mont de Thorigny bien et ordonnément toutes manières de gens de leur côté. Ils n’eurent mie arrêté grandement, que tout le pays dessous eux étoit couvert de gens d’armes françois et picards ; et étoient bien, que uns que autres, plus de trente mille.

Quand messire Philippe de Navarre, messire Louis son frère, messire Robert Canolle, messire Jean de Péquigny, le bascle de Mareuil et les chevaliers et les écuyers de leur côté, virent les François ainsi approcher et qu’ils faisoient semblant d’eux venir tantôt combattre, si issirent tantôt de leurs logis, bien rangés et bien ordonnés, et firent jusques à trois batailles bien et faiticement. Messire Robert Canolle avoit la première, messire Louis de Navarre et messire Jean de Péquigny la seconde, et messire Philippe de Navarre et le jeune comte de Harecourt la tierce ; et n’avoit en chacune pas plus de huit cents combattans. Si coupèrent tous leurs glaives à la mesure de cinq pieds ; et au pendant de la montagne où ils étoient, ils firent porter par leurs varlets la plus grand’partie de leurs éperons et enfouir en terre, les molettes par dessus, par quoi on ne les pût approcher, fors en péril et à mal aise. Et là fit messire Philippe de Navarre le jeune comte de Harecourt chevalier, et leva bannière, et le jeune seigneur de Graville ; et se tenoient tous réconfortés pour attendre leurs ennemis et pour combattre.


CHAPITRE LXXXVII.


Comment messire Philippe de Navarre et ses gens proposèrent d’eux fuir quand il seroit anuité.


Oncques les françois ne purent sitôt venir que les Navarrois ne fussent bien rangés et ordonnés et mis en trois batailles, ce qu’ils avoient d’archers devant eux, et chacun sire entre ses gens, sa bannière et son pennon devant lui. Quand les barons et les chevaliers de France virent leur convine, si se arrêtèrent tout coi devant eux en-my les champs, et se mirent tous à pied, et conseillèrent de premier comment ils se maintiendroient. Les plusieurs vouloient que tantôt et sans délai on allât combattre les ennemis ; les autres débattoient cette ordonnance et disoient : « Nos gens sont lassés et travaillés, et s’en y a encore grand’foison derrière : c’est bon que nous les attendions et nous logions ci mais-huy ; car tantôt sera tard ; et demain nous les combattrons plus ordonnément. » Ce conseil par droite élection fut tenu ; et se logèrent les François là devant les Navarrois en-my les champs, bien et faiticement : ce fut tantôt fait ; et rangèrent tout leur charroy, dont ils avoient grand’foison, autour d’eux. Et quand les Navarrois virent leur convine et que point ne seroient combattus, si se retrairent sur le soir en leur fort, au village de Thorigny, et se aisèrent de ce qu’ils avoient ; ce n’étoit point plenté ; et se conseillèrent ce soir que si très tôt que il seroit anuité, ils monteroient à cheval et passeroîent la rivière de Somme à gué assez près de là, et côtoyeroient les bois de Bohain, car ils avoient avec eux qui les savoient mener et conduire ; tantôt à lendemain ils seroient à Velly, qui se tenoit pour eux ; et si ils y étoient, ils seroient échappés de tous périls.


CHAPITRE LXXXVIII.


Comment messire Philippe de Navarre et ses gens s’enfuirent par nuit ; et comment la chevauchée des François fut dépecée et défaite.


Tout ainsi que messire Philippe de Navarre et son conseil ordonnèrent ils firent ; et tinrent en secret leur ordonnance ; et firent par semblant grand appareil de feux et de fumières, pour donner à entendre qu’ils vouloient là loger la nuit. Sitôt qu’il fut anuité, il fit malement brun et épais ; ils eurent leurs chevaux tout appareillés ; si montèrent sus et se partirent, sans faire noise ni huée, et prirent les champs et s’avalèrent devers la rivière de Somme, et la passèrent au plat et sur le large à un petit village qui là est assez près de Betencourt ; et puis cheminèrent outre vers le bois de Bohain et le côtoyèrent ; et che-