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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

que ils leur vouloient trancher le chemin celui que ils tenoient ; et véoient bien aussi qu’ils étoient grand nombre de gens contre eux, et ne leur pouvoient échapper nullement. Toutes fois, bien considéré le péril et le parti où ils étoient, ils dirent qu’ils chevaucheroient fort à l’éperon et se bouteroient en la première garnison ou forte maison qu’ils trouveroient. Si retournèrent sur dextre en côtoyant Craule, et férirent chevaux des éperons pour eux sauver si ils pouvoient. Quand les Navarrois virent leur convine, ils férirent après moult roidement des éperons, en s’écriant : Saint George ! Navarre ! Et étoient trop mieux montés que les François n’étoient ; et les eussent sans faute raconsuis ainçois qu’ils eussent chevauché une lieue. Si eschey ainsi au seigneur de Pinon que ils trouvèrent un grand fossé sur les champs, large et parfond et plein d’eau, enclos de fortes haies à l’un des lez ; et n’y avoit que une étroite voie où on pût chevaucher. Si très tôt que le sire de Pinon se vit outre, et sa route, il eut tantôt considéré l’avantage ; si dit aux siens : « À pied ! à pied ! Il nous vaut mieux ci défendre et attendre l’aventure de Dieu que fuir et être morts et pris en fuyant. » Adonc mit pied à terre et tous les siens de-lez lui, et s’ordonnèrent par devant une roulée[1], bien et faiticement ; et puis vint la route des compagnons qui bien étoient trois cents, qui aussi vont mettre pied à terre tantôt et se appareillèrent de grand’manière. Là eut, entre les gens du seigneur de Pinon, un écuyer bon homme d’armes qui s’avisa de grand sens ; car il dit à son varlet : « Monte sur mon coursier tantôt et ne l’épargne point, et chevauche devers la garnison de Pierrepont[2] ; tu trouveras là le chanoine de Robertsart, et lui conte en quel parti tu nous as laissés, et lui dis qu’il nous vienne secourir : il est bien si gentil chevalier que il viendra volontiers. » — « Ha ! sire, répondit le varlet, or prenez que je le trouve, comment y pourra-t-il venir à temps ? Il y a bien cinq grandes lieues de ci. » L’écuyer répondit : « Fais-en ton devoir. »

Adonc se partit le varlet qui n’osa plus rien dire et prit son adresse devers Pierrepont, ainsi que cil qui connoissoit bien le pays ; et laissa ses maîtres au parti que vous pouvez bien ouïr, assaillis fièrement et roidement de ces pillards de Velly et de Roussy.

Le sire de Pinon et sa route se défendoient et combattoient très vaillamment ; et y firent ce jour maintes belles appertises d’armes. Là se tinrent en bon convenant sur l’avantage seulement de ce fossé, de l’heure de prime jusques à remontée, que oncques ne se déconfirent ni ébahirent.

Or vous dirai du varlet comment il exploita. Il chevaucha tant sans cesser, car il étoit fortement bien monté, que il vint à Pierrepont en Laonnois jusques au chanoine de Robertsart, et lui dit tout l’affaire ainsi qu’il alloit. Le chanoine ne mit pas ces nouvelles en oubli, mais dit qu’il s’en acquitteroit à son pouvoir, et iroit jusques sur la place où cil varlet les avoit laissés ; car il savoit assez bien où c’étoit ; et fit tantôt sonner sa trompette et monter toutes manières de compagnons à cheval, et issirent de Pierrepont. Si pouvoient être encore six vingt ; et encore pour mieux fournir sa besogne il envoya un sien varlet jusques à Laon, qui n’étoit mie loin de là, devers le capitaine pour lui informer de ces besognes, et que les Navarrois chevauchoient. Si ne se voulut mie le dit chanoine arrêter, ni attendre le secours de ceux de Laon ; mais chevaucha toujours les grands galops là où il pensoit à trouver ses ennemis ; et tant fit que il et toute sa route y vinrent. Si trouvèrent leurs compagnons moult lassés et travaillés des Navarrois ; et ne leur vint oncques secours si à point que cil du chanoine fit ; car ils n’eussent pu durer longuement.


CHAPITRE LXXXIII.


Comment le chanoine de Robertsart et le sire de Pinon déconfirent les Navarrois de Roussy.


Sitôt que le chanoine de Robertsart fut venu en la place où le sire de Pinon et les Navarrois se combattoient, il abaissa son glaive et férit dedans de grand’volonté, et en abattit de première venue, ne sais deux ou trois. Il et ses gens, qui étoient frais, reculèrent tantôt les compagnons qui s’étoient tout le jour combattus, et reboutèrent bien avant sur les champs et en ruèrent maints par terre. Là fut le dit chanoine très bon chevalier et y fit maintes appertises d’armes, et tenoit une épée à deux mains dont il donnoit les

  1. Étable, et particulièrement étable à cochons.
  2. Village sur la Serre.