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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

du roi de Navarre ; et vint adonc en Normandie en intention et pour aider au dit roi de Navarre à maintenir sa guerre contre le royaume ; car aussi le dit roi l’en avoit affectueusement prié et retenu à soudées et à gages à deux cents lances.

Donc, si très tôt que le captal fut venu en Normandie, il se mit aux champs et chevaucha tout parmi le pays dudit roi de Navarre tant qu’il vint à Mante. Là trouva-t-il monseigneur Philippe de Navarre son cousin qui lui fit grand’chère et le recueillit liement ; et fut avecques lui, je ne sais quans de jours : et puis s’en partit-il secrètement atout ses compagnons et chevaucha tant sur une nuit, parmi le bon pays de Veguecin et de Beauvoisin, que il vint à Clermont en Beauvoisin, une grosse ville néant fermée et bon châtel, voire d’une très grosse tour où il a braies[1] tout environ. Le captal, ains son département de Normandie, avoit avisé celle forteresse à prendre. Si enchéy si bien, que sur ajournement, ses gens la prirent, échelèrent et emblèrent sur les vilains du pays ; et entrèrent les Navarrois dedans par échellement. De quoi qui la dite tour véoit, on se put émerveiller comment ce se put faire ; car à la vue du monde c’est chose impossible du prendre. Toutevoies ils achevèrent leur emprise par échelles de cordes et grands crocs d’acier : et y entra premièrement en rampant comme chat, Bernard de La Salle qui en son vivant en échela plusieurs ; et tant fit en cette empainte, que Clermont demeura au captal de Buch qui le tint un grand temps, et plusieurs bons compagnons dedans, qui durement travaillèrent et coururent le bon pays de Veguecin et de Beauvoisin, parmi l’aide des autres forteresses qui se tenoient Navarroises là environ, Creel, la Harelle et Mauconseil. Et étoit tout le plat pays à eux, ni n’alloit nul au devant. Et toujours se tenoit le siége des chevaliers de Picardie et du pays de Caux devant Saint-Valery.


CHAPITRE LXXX.


Comment ceux des forteresses navarroises gâtoient, pilloient et roboient tout le pays environ eux.


Ainsi étoit embesogné et guerroyé de tous lez le royaume de France en toutes ses parties en ce temps, au titre du roi de Navarre ; et furent pris et conquis et échellés plusieurs forts châteaux en Brie, en Champagne, en Valois, en l’évêché de Noyon, de Soissons, de Senlis et de Laon, desquels plusieurs chevaliers et écuyers de divers pays étoient chefs et capitaines. Par devers Pons sur Saine, vers Prouvins, vers Troyes, vers Aucerre, et vers Tonnerre, étoit le pays si entrepris de forts guerroyeurs et de pilleurs, que nul n’osoit issir des cités et des bonnes villes. Entre Châlons en Champagne et Troyes, dedans le châtel de Beaufort qui est de l’héritage au duc de Lancastre, se tenoit messire Pierre d’Audelée, et en avoit fait très belle et très bonne garnison : ceux couroient tout le pays d’environ eux. D’autre part, à Pons sur Saine et aucune fois au fort de Nogent se tenoit un très appert chevalier Hainuyer, qui s’appeloit messire Eustache d’Aubrécicourt, et avoit bien dessous lui cinq cents combattans : si couroient tout le pays environ eux. D’autre côté en Champagne avoit un écuyer d’Allemaigne, qui s’appeloit Albrest, fort homme d’armes malement. Ces trois capitaines tenoient en la marche de Champagne et sur la rivière de Marne plus de soixante châteaux et fortes maisons, et mettoient, quand ils vouloient, sur les champs plus de deux mille combattans, et avoient mis tout le pays en leur subjection, et rançonnoient et roboient à leur volonté sans mercy ; et par espécial cil Albrest et sa route y firent trop de vilains faits.

Si avoient ces gens que on nommoit gens d’armes, pris, pillé et tout ars et détruit les bonnes villes de Damery, d’Épernay et de Vertus, et toutes les villes selon la rivière de Marne, de ci à Châtel Thierry ; et tout ainsi environ la cité de Reims ; et avoient gagné la bonne ville de Ronay[2] et le fort châtel de Hans[3] en Champagne, et tout pris et robé tout quant que trouvé y fut ; et tout en amont jusques à Sainte-Menehoult en Perthois. Et le plus grand capitaine entr’eux et le plus renommé, et qui plus souvent chevauchoit et faisoit de grands appertises d’armes, c’étoit messire Eustache d’Aubrécicourt : cil tenoit dessous lui au pays de Champagne, Pont sur Saine, c’étoit sa chambre, Nogent sur Saine, Damery,

  1. Enceinte de murs peu élevés.
  2. Rosnay, bourg sur la Veyre.
  3. On trouve un village de ce nom près de Sainte-Menehould.