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LIVRE I. — PARTIE II.

quels avoient été pris avecques les autres, furent exécutes et eurent les têtes coupées en la place de Grève[1], pourcequ’ils étoient traîtres et de la secte du prévôt des marchands. Et le corps du dit prévôt et de ceux qui avecques lui avoient été tués, furent atraînés en la cour de l’église de Sainte-Catherine du val des écoliers ; et tout nus, ainsi qu’ils étoient, furent étendus devant la croix de la dite cour, ou ils furent longuement, afin que chacun les pût voir qui voir les voudroit ; et après furent jetés en la rivière de Saine.

Le duc de Normandie qui avoit envoyé à Paris de ses gens et grand’foison de gens d’armes, pour reconforter la ville et aider à la défendre contre les Anglois et Navarrois qui étoient environ et y faisoient guerre, se partit de Meaux où il étoit, et s’en vint hâtivement à Paris, à noble et grand’compagnie de gens d’armes ; et fut reçu en la bonne ville de Paris de toutes gens à grand’joie ; et descendit pour lors au Louvre[2]. Là étoit Jean Maillart de-lez lui, qui grandement étoit en sa grâce et en son amour ; et au voir dire, il l’avoit bien acquis, si comme vous avez ouï ci-dessus recorder ; combien que par avant il fut de l’alliance au prévôt des marchands, si comme l’on disoit.

Assez tôt après, manda le duc de Normandie la duchesse sa femme, les dames et les damoiselles qui se tenoient et avoient été toute la saison à Meaux en Brie. Si vinrent à Paris ; et descendit la duchesse en l’hôtel du duc, que on dit à Saint-Pol, où il étoit retrait ; et là se tinrent un grand temps.

Or vous dirai du roi de Navarre comment il persévéra, qui pour le temps se tenoit à Saint-Denis, et messire Philippe de Navarre son frère de-lez lui.

    pale part à cet événement, circonstances omises par le chroniqueur et par les autres historiens ; en nous apprenant quelles furent les suites de l’action de Pépin des Essars que le chroniqueur nous laisse ignorer.

    Il ne se concilie pas moins bien avec les autres monumens. Tout ce qu’on y lit concernant Maillart et Pépin des Essars est confirmé par deux pièces du trésor des Chartes*, dont l’authenticité ne peut être suspecte. Par la première, datée de l’ost devant Paris, au mois de juillet 1358, le régent donne au comte de Porcien (Jean de Chastillon) pour lui et ses héritiers à perpétuité, en considération de ses services, 500 livres de revenu, en rente ou en terre, à prendre sur tous les biens qu’avait possédés Jean Maillart dans le comté de Dammartin et ailleurs, et qui avaient été confisqués sur ledit Maillart, pour ce que, dit le régent, il a été et est rebellé, ennemi et adversaire de la couronne de France, de monseigneur et de nous, et se arme en la compagnie du prévôt des marchands, échevins et bourgeois de la ville de Paris, rebelles et adversaires de la dite couronne, de notre dit seigneur et de nous, en commettant crime de lèze-majesté royale, etc.

    Il est inutile d’indiquer le rapport de ces lettres avec la nouvelle leçon et leur opposition avec l’ancienne, suivant laquelle Maillart est un sujet fidèle qui a toujours été constamment attaché au parti du régent.

    La seconde des pièces dont on vient de parler concerne Pépin des Essars. Ce sont des lettres de rémission datées du mois de février 1368, la cinquième année du règne de Charles V, dans lesquelles il est dit qu’avant que Marcel eût été tué, Pépin des Essars, chevalier, son frère Martin des Essars, Jacques de Pontoise, huissier d’armes, et plusieurs autres, allèrent à l’hôtel de Josseran de Mascon, situé près de Saint-Eustache, pour icellui comme traître faire occire et mettre à mort ; au quel hostel il ne put être trouvé ; et pour ce se départirent d’icellui… se transportèrent en l’hôtel de notre dite ville (c’est le roi qui parle) prirent notre bannière qui là étoit, et atout s’en allèrent à la bastille de Saint-Antoine… au quel lieu le prévôt des marchands, Philippe Giffart et autres traîtres furent occis et mis à mort.

    Si ces raisons ne paraissaient pas suffisantes pour justifier la préférence que je donne au nouveau texte sur l’ancien, on peut consulter un mémoire imprimé dans le Recueil de l’Académie des Belles-Lettres, vol. xliii, p. 563, où ce point d’histoire est discuté avec l’étendue nécessaire et de manière à ne laisser aucun doute sur cet objet.

    * Registre 86, pièce 142, et reg. 99, p. 695. Elles ont été publiées dans les Mémoires de Charles-le-Mauvais, t. ii, p. 79 et p. 296.

  1. Cette exécution se fit le 2 août, veille du jour où le régent rentra dans Paris, suivant les Chroniques de France.
  2. Le régent rentra dans Paris le vendredi 3 août vers le soir.

    Christine de Pisan, dans la Vie qu’elle nous a laissée de ce prince, rapporte, à l’occasion de son retour à Paris, un trait de modération que nous transcrirons ici. Nous citerons ses propres expressions. Ainsi comme il (le régent) passoit par une rue, un garnement traître, outrecuidé par trop grand’présomption, va dire si haut qu’il le put ouïr : Par Dieu, sire, si j’en fus cru, vous n’y fussiez ja entré ; mais au fort on y fera peu pour vous. Et comme le comte de Tancarville qui droit devant le roi chevauchoit eut ouï la parole et voulut aller tuer le vilain, le bon prince le retint et répondit en souriant, comme si il n’en tenait compte : On ne vous en croira pas, beau sire.

    J’ai laissé cette phrase de l’ancien texte, en contradiction avec le nouveau, pour montrer combien les manuscrits de Froissart ont été altérés dans différens intérêts, et avec quel esprit de critique il faut les collationner. La note précédente, qui m’a été fournie par M. Dacier, a dû mettre le lecteur en état de prononcer.