Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
384
[1358]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Vous devez savoir que sitôt que le prévôt des marchands et les autres dessus nommés furent morts et pris, ainsi que vous avez ouï, et fut le mardi dernier jour de juillet, l’an mil trois cent cinquante huit, après dîner, messages partirent de Paris très hâtivement pour porter ces nouvelles à monseigneur le duc de Normandie qui étoit à Meaux, lequel en fut très grandement réjoui, et non sans cause. Si se ordonna pour venir à Paris. Mais avant sa venue, Josseran de Mascon qui étoit trésorier du roi de Navarre, et Charles Coussac échevin de Paris, les-

    pourvus d’armures et de bons compagnons bien avisés, pour savoir quelle chose ils devoient faire, un petit devant mi-nuit à la porte Saint-Antoine, et trouvèrent le dit prévôt des marchands, les clefs de la porte en ses mains. Le premier parler que Jean Maillart lui dit, ce fut que il lui demanda par son nom : « Étienne, Étienne, que faites-vous ci à cette heure ? » Le prévôt lui répondit : « Jean, à vous qu’en monte de savoir ? Je suis ci pour prendre garde de la ville dont j’ai le gouvernement. » — « Par Dieu, répondit Jean Maillart, il ne va mie ainsi ; mais n’êtes ci à cette heure pour nul bien ; et je le vous montre, dit-il à ceux qui étoient de-lez lui, comment il tient les clefs des portes en ses mains pour trahir la ville. » Le prévôt des marchands s’avança et dit : « Vous mentez. » — « Par Dieu, répondit Jean Maillart, traître, mais vous vous mentez ; » et tantôt férit à lui et dit à ses gens : « À la mort, à la mort tout homme de son côté, car ils sont traîtres. » Là eut grand hutin et dur : et s’en fût volontiers le prévôt des marchands fui s’il eût pu ; mais il fut si hâté qu’il ne put. Car Jean Maillart le férit d’une hache sur la tête et l’abattit à terre, quoique ce fût son compère, ni ne se partit de lui jusqu’à ce qu’il fût occis et six de ceux qui là étoient, et le demeurant pris et envoyé en prison ; et puis commencèrent à estourmir et à éveiller les gens parmi les rues de Paris. Si s’en vinrent Jean Maillart et ceux de son accord parmi la porte Saint-Honoré et trouvèrent gens de la sorte du dit prévôt. Si les encoulpèrent de trahison ; ni excusation qu’ils fissent ne leur valut rien. Là en y eut plusieurs pris et envoyés en divers lieux en prison ; et ceux qui ne se laissoient prendre étoient occis sans merci. Celle propre nuit on en prit plus de soixante en leur maison, qui furent tous encoulpés de trahison et du fait de quoi le dit prévôt étoit mort : car ceux qui pris étoient confessèrent tout le meschef. Lendemain au matin ce Jean Maillart fit assembler la plus grand’partie de la communauté de Paris au marché ès halles ; et quand ils furent tous venus, il monta sur un échafaud et puis remontra généralement pour quelle raison il avoit occis le prévôt des marchands et en quel forfait il l’avoit trouvé ; et recorda bellement et sagement, de point en point, toute l’avenue du prévôt et de ses alliés, et comment, en celle propre nuit, la cité de Paris devoit être courue et détruite, si Dieu par sa grâce n’y eût mis remède, qui les éveilla et les avoit inspirés de connoître celle trahison. Quand le peuple, qui présent étoit, ouït ces nouvelles, il fut moult ébahi du péril où il avoit été ; et en louoient les plusieurs Dieu, à jointes mains, de la grâce que faite leur avoit. Là furent jugés à mort, par le conseil des prud’hommes de Paris et par certaine science, tous ceux qui avoient été de la secte du prévôt des marchands. Si furent tous exécutés en divers tourments de mort. Les choses faites et accomplies, Jean Maillart qui grandement étoit en la grâce et amour de la communauté de Paris, et aucuns prudes hommes abers avecques lui, envoyèrent Simon Maillart et deux maîtres de parlement, maître Étienne Alphonse et maître Jean Pastourel, devers le duc de Normandie qui se tenoit à Charenton. Ceux lui recordèrent pleinement et véritablement l’avenue de Paris et la mort du dit prévôt et de ses alliés, dont le dit duc fut moult réjoui ; et prièrent les dessus dits au duc qu’il voulsist venir à Paris pour aider à conseiller la ville en avant ; car tous ces adversaires étoient morts. Le duc répondit que ce feroit-il volontiers ; et se partit du pont de Charenton, messire Arnoul d’Andrehen et le seigneur de Roye et aucuns chevaliers en sa compagnie, et s’en vint dedans la bonne ville de Paris, où il fut recueilli de toutes gens à grand’joie, et descendit adonc au Louvre. Là étoit Jean Maillart de-lez lui, qui grandement étoit en sa grâce et en son amour ; et à voir dire, il avoit bien acquis, si comme vous avez ouï ci-dessus recorder. Assez-tôt après manda le duc de Normandie la duchesse sa femme, etc. » comme dans le texte.

    Telle est la leçon du plus grand nombre des manuscrits et de tous les imprimés ; tel est aussi le fondement sur lequel on a cru que Maillart avait tué de sa main le prévôt Marcel et avait seul opéré la révolution qui sauva Paris et peut-être le royaume ; car il n’est pas même nommé par les autres historiens contemporains, à l’exception de l’auteur des Chroniques de France qui, comme on vient de le voir, ne lui donne qu’une part très légère à l’action.

    Il faut exposer maintenant les principales raisons qui m’ont engagé à préférer à cette leçon celle du texte qui ôte à Maillart le titre de libérateur de Paris pour le donner à Pépin des Essars et à Jean de Charny.

    1o Le nouveau texte est tiré de deux manuscrits de la Bibliothèque du Roi, qui sont peut-être les plus anciens et les plus authentiques qu’on puisse trouver dans aucun dépôt. L’un sous le no 8318, porte une date qui en atteste l’ancienneté ; l’autre, no 8319, est si conforme au premier pour les caractères extérieurs, qu’on ne peut douter qu’il ne soit du même temps. On observe cependant assez de variété dans les leçons pour juger que ces deux manuscrits n’ont été copiés ni l’un sur l’autre, ni sur le même original. Ce texte se trouve encore dans un manuscrit de la Bibliothèque de Soubise, et dans un autre manuscrit de la Bibliothèque du Roi, sous le no 6750. Celui-ci est moins ancien que le précédent : mais comme il n’est copié sur aucun des trois, il représente nécessairement un manuscrit plus ancien et forme un quatrième témoignage en faveur du nouveau texte.

    2o Le nouveau texte s’accorde beaucoup mieux que l’ancien, tant avec les historiens contemporains qu’avec les autres monumens du temps, auxquels il peut même servir de commentaire ou de supplément. C’est ainsi, par exemple, qu’il supplée l’omission des Chroniques de Saint-Denis, en nous instruisant des détails de la mort de Marcel, en nommant les acteurs qui eurent la princi-