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LIVRE I. — PARTIE II.

ils eussent bien été cent mille hommes. Et quand on leur demandoit pourquoi ils faisoient ce, ils répondoient qu’ils ne savoient, mais ils le véoient aux autres faire, si le faisoient aussi, et pensoient qu’ils dussent en tel manière détruire tous les nobles et gentilshommes du monde, parquoi nul n’en pût être.

En ce temps se partit le duc de Normandie de Paris[1], et se douta du roi de Navarre, du prévôt des marchands et de ceux de son accord ; car ils étoient tous d’une alliance ; et s’en vint au pont de Charenton sur Marne[2], et fit un grand mandement de gentilshommes où il les put avoir, et défia le prévôt des marchands et ceux qui le vouloient aider. Quand le prévôt des marchands entendit que le duc de Normandie étoit au pont de Charenton et qu’il faisoit là son amas de chevaliers et d’écuyers, et qu’il vouloit guerroyer ceux de Paris, si se douta que grand mal ne lui en avînt ; et que de nuit on ne vînt courir Paris qui à ce temps n’étoit point fermée. Si mit ouvriers en œuvre, quant qu’il en put avoir et recouvrer de toutes parts, et fit faire grands fossés autour de Paris, et puis chaingles, murs et portes ; et y ouvroit-on nuit et jour. Et y eut, le terme d’un an[3], tous les jours trois mille ouvriers. Dont ce fut un grand fait que de fermer sur une année et d’enclorre et avironner de toute défense une telle cité comme Paris est et de tel circuit, Et vous dis que ce fut le plus grand bien que oncques le prévôt des marchands fit en toute sa vie ; car autrement elle eût été depuis courue, gâtée et robée par trop de fois, et par plusieurs actions, si comme vous orrez ci-après. Or vueil je retourner à ceux et à celles qui étoient fuis à Meaux en Brie à sauveté.


CHAPITRE LXVII.


Comment le comte de Foix et le captal de Buch vinrent à Meaux pour reconforter la duchesse de Normandie et celle d’Orléans et les autres dames qui là étoient fuies pour les Jacques.


En ce temps que ces méchans gens couroient, revinrent de Prusse le comte de Foix et le captal de Buch son cousin ; et entendirent sur le chemin, si comme ils devoient entrer en Franee, la pestillence et l’horribleté qui couroit sur les gentilshommes. Si en eurent ces deux seigneurs grand’pitié. Si chevauchèrent par leur journée tant qu’ils vinrent à Châlons en Champagne qui rien ne se mouvoit du fait des vilains, ni point n’y entroient. Si leur fut dit en la dite cité que la duchesse de Normandie et la duchesse d’Orléans et bien trois cents dames et damoiselles, et le duc d’Orléans aussi, étoient à Meaux en Brie, en grand meschef de cœur pour celle Jaquerie. Ces deux bons chevaliers s’accordèrent que ils iroient voir les dames et les reconforteroient à leur pouvoir, combien que le captal fût Anglois[4]. Mais ils étoient pour ce temps trêves en ce royaume de France et le royaume d’Angleterre : si pouvoit bien le dit captal chevaucher partout ; et aussi là il vouloit remontrer sa gentillesse, en la compagnie du comte de Foix. Si pouvoient être de leur route environ quarante lances, et non plus ; car ils venoient d’un pélerinage, ainsi que je vous l’ai dit.

Tant chevauchèrent que ils vinrent à Meaux en Brie. Si allèrent tantôt devers la duchesse de Normandie et les autres dames, qui furent moult lies de leur venue ; car tous les jours elles étoient menacées des Jaques et des vilains de Brie, et mêmement de ceux de la ville, ainsi qu’il fut apparent. Car encore pour ce que ces méchans gens entendirent que il avoit là foison de dames, et de damoiselles et de jeunes gentils enfans, ils s’assemblèrent ensemble, et de ceux de la comté

  1. Le fait que Froissart vient de raconter arriva vers le milieu de juin, suivant l’auteur des Chroniques de France ; or à cette époque il y avait déjà plusieurs mois que le régent n’était plus à Paris ; car il ne paraît pas qu’il y fût revenu depuis qu’il en était sorti le dimanche 26 mars, jour de Pâques fleuries. Durant cet intervalle le régent assembla les états à Compiègne et parcourut plusieurs villes de Brie, de Champagne, de Beauvoisis, etc. Il n’alla donc point, en sortant de Paris, s’établir au pont de Charenton et y rassembler ses troupes, comme le dit Froissart.
  2. Le régent vint camper au Pont de Charenton et aux environs avec son armée, le 30 juin, suivant les Chroniques de France.
  3. Ces fortifications furent commencées dès l’année 1356 par les ordres du régent, au rapport du continuateur de Nangis qui dit (p. 115) qu’elles furent continuées en 1357 et l’année suivante. Froissart paraît avoir confondu ces premiers travaux et ceux que Marcel y fit ajouter en 1357 pour défendre Paris contre le régent ; car comment aurait-il pu employer un an à fortifier Paris contre le régent, puisqu’il ne se décida à lui faire la guerre qu’au mois de mai de cette année, et qu’il fut tué le dernier juillet, comme on le verra bientôt ?
  4. C’est-à-dire dans le parti anglais et des provinces du midi soumises à la domination anglaise.