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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

chacun chevalier, dames et écuyers, leurs femmes et leurs enfans, les fuyoient ; et emportoient les dames et les damoiselles leurs enfans dix ou vingt lieues de loin, où ils se pouvoient garantir ; et laissoient leurs maisons toutes vagues et leur avoir dedans : et ces méchans gens assemblés sans chef et sans armures roboient et ardoient tout, et tuoient et efforçoient et violoient toutes dames et pucelles sans pitié et sans mercy, ainsi comme chiens enragés. Certes oncques n’avint entre Chrétiens et Sarrasins telle forcenerie que ces gens faisoient, ni qui plus fissent de maux et de plus vilains faits, et tels que créature ne devroit oser penser, aviser ni regarder ; et cil qui plus en faisoit étoit le plus prisé et le plus grand maître entre eux. Je n’oserois écrire ni raconter les horribles faits et inconvenables que ils faisoient aux dames. Mais entre les autres désordonnances et vilains faits, ils tuèrent un chevalier et boutèrent en une broche, et le tournèrent au feu et le rôtirent devant la dame et ses enfans. Après ce que dix ou douze eurent la dame efforcée et violée, ils les en voulurent faire manger par force ; et puis les tuèrent et firent mourir de male-mort. Et avoient fait un roi entre eux qui étoit, si comme on disoit adonc, de Clermont en Beauvoisin, et l’élurent le pire des mauvais ; et ce roi on appeloit Jacques Bonhomme[1]. Ces méchans gens ardirent au pays de Beauvoisin et environ Corbie et Amiens et Montdidier plus de soixante bonnes maisons et de forts châteaux ; et si Dieu n’y eût mis remède par sa grâce, le meschef fût si multiplié que toutes communautés eussent été détruites, sainte église après, et toutes riches gens, par tous pays ; car tout en telle manière si faites gens faisoient au pays de Brie et de Pertois[2]. Et convint toutes les dames et les damoiselles du pays, et les chevaliers et les écuyers, qui échapper leur pouvoient, affuir à Meaux en Brie l’un après l’autre, eu pures leurs cotes, ainsi comme elles pouvoient ; aussi bien la duchesse de Normandie et la duchesse d’Orléans, et foison de hautes dames, comme autres, si elles se vouloient garder d’être violées et efforcées, et puis après tuées et meurtries.

Tout en semblable manière si faites gens se maintenoient entre Paris et Noyon, et entre Paris et Soissons et Ham en Vermandois, et par toute la terre de Coucy. Là étoient les grands violeurs et malfaiteurs ; et exillièrent, que entre la terre de Coucy, que entre la comté de Valois, que en l’évêché de Laon, de Soissons et de Noyon, plus de cent châteaux et bonnes maisons de chevaliers et écuyers ; et tuoient et roboient quant que ils trouvoient. Mais Dieu par sa grâce y mit tel remède, de quoi on le doit bien regracier, si comme vous orrez ci-après.


CHAPITRE LXVI.


Comment le roi de Navarre et les gentilshommes de Beauvoisin, tuèrent grand’foison des Jacques ; et comment le duc de Normandie défia le prévôt des marchands et ses alliés : et comment Paris fut close.


Quand les gentilshommes de Beauvoisin, de Corbiois[3], de Vermandois, de Valois et des terres où ces méchans gens conversoient et faisoient leurs forcéneries, virent ainsi leurs maisons détruites et leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis, en Flandre, en Hainaut, en Brabant et en Hesbaing, Si en y vint tantôt assez de tous côtés. Si s’assemblèrent les gentils hommes étrangers et ceux du pays qui les menoient. Si commencèrent aussi à tuer et à découper ces méchans gens, sans pitié et sans merci ; et les pendoient par fois aux arbres où ils les trouvoient. Mêmement le roi de Navarre en mit un jour à fin plus de trois mille, assez près de Clermont en Beauvoisin[4]. Mais ils étoient jà tant multipliés que, si ils fussent tous ensemble,

  1. Il est nommé Guillaume Callet et quelquefois Caillet dans les Chroniques de France. Le nom de Jacques Bonhomme était donc une espèce de sobriquet : ou lit dans le second continuateur de Nangis qu’on le donnait aux paysans dès l’année 1356. « En ce temps-là, dit-il, les nobles pour se moquer des paysans les nommaient Jacques Bonhomme ; et on appelait communément de ce nom les paysans qui servaient dans les armées. » Peut-être ce sobriquet venait-il, de ce qu’ils étaient armés de Jacques, espèce de casaque contrepointée qui se mettait autrefois par-dessus la cuirasse, et de ce qu’on appelait alors assez communément en France les paysans Bons hommes, comme on peut le voir dans plusieurs passages de Froissart.
  2. Les imprimés disent d’Artois. Sauvage pense qu’il faudrait lire Gâtinois. La leçon du texte parait préférable. Il est plus naturel que l’historien ait associé La Brie au Pertois, qui n’en est guère éloigné, qu’à l’Artois ou au Gâtinois.
  3. Des environs de Corbie.
  4. Guillaume Caillet leur chef, appelé Jacques Bonhomme par Froissart, y perdit la vie ; le roi de Navarre lut fit couper la tête à Clermont.