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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

laissoient le prévôt des marchands convenir et aucuns des bourgeois de Paris, pource que ils s’en entremettoient plus avant qu’ils ne voulsissent. Si avint un jour que le duc de Normandie étoit au palais à Paris atout grand’foison de chevaliers et nobles et de prélats, le prévôt de Paris des marchands assembla aussi grand’foison des communes de Paris qui étoient de sa secte et accord, et portoient iceux chaperons semblables afin que mieux se reconnussent ; et s’en vint le dit prévôt au Palais avironné de ses hommes ; et entra en la chambre du duc, et lui requit moult aigrement que il voulsist entreprendre le faix des besognes du royaume et y mettre conseil, afin que le royaume qui lui devoit parvenir fût si bien gardé, que tels manières de compagnies qui régnoient n’allassent mie gâtant ni robant le pays. Le duc répondit que tout ce feroit-il volontiers, si il avoit la mise parquoi il le pût faire ; mais celui qui faisoit lever les profits et les droitures appartenans au royaume, le devoit faire ; si le fit. Je ne sais pourquoi ni comment, mais les paroles multiplièrent tant et si haut que là endroit furent, en la présence du duc de Normandie, occis trois des grands de son conseil, si près de lui que sa robe en fut ensanglantée[1], et en fut-il même en grand péril ; mais on lui donna un des chaperons à porter ; et convint qu’il pardonnât là celle mort de ses trois chevaliers, les deux d’armes et le tiers de loi. Si appeloit-on l’un monseigneur Robert de Clermont, gentil et noble homme grandement, et l’autre le seigneur de Conflans[2], et le chevalier de loi, maître Regnault d’Acy avocat[3]. De quoi ce fut grand’pitié, quand pour bien dire et bien conseiller leur seigneur, ils furent là ainsi occis.


CHAPITRE LXIII.


Comment le roi de Navarre fut délivré de prison par le confort du prévôt des marchands.


Après cette avenue, avint que aucuns chevaliers de France, messire Jean de Péquigny et autres, vinrent, sur le confort du prévôt des marchands et du conseil d’aucunes bonnes villes, au fort châtel d’Arleux en Pailluel séant en Picardie, où le roi de Navarre étoit pour le temps emprisonné et en la garde de monseigneur Tristan Dubois. Si apportèrent les dits exploiteurs tels enseignes et si certaines au châtelain, et si bien épièrent que messire Tristan Dubois n’y étoit point, si fut par l’emprise dessus dite le roi de Navarre délivré hors de prison[4] et amené à grand’joie en la cité d’Amiens, où il bien et liement fut reçu et conjoui ; et descendit chez un chanoine qui grandement l’aimoit, que on appeloit messire Guy Quieret. Et fut le roi de Navarre en l’hôtel ce chanoine quinze jours, tant que on lui eut appareillé tout son arroy et qu’il fut tout assuré du duc de Normandie, car le prévôt des marchands, qui moult l’aimoit et par quel pourchas délivré étoit, lui impétra et confirma sa paix devers le duc et ceux de Paris[5]. Si fut le dit roi de Navarre amené par monseigneur Jean de Péquigny et aucuns de la cité d’Amiens à Paris[6] ; et y fut pour lors reçu à grand’joie, et le virent moult volontiers toutes

  1. Froissart intervertit l’ordre des faits eu plaçant celui-ci, qui est du 22 février 1357 (1358), suivant les autres historiens contemporains, avant la délivrance du roi de Navarre, que les mêmes historiens fixent à la fin de l’année précédente.
  2. Le premier était maréchal du duché de Normandie et le second du comté de Champagne : nous faisons cette observation parce que quelques écrivains les ont qualifiés maréchaux de France.
  3. Renaud d’Acy, avocat général, fut tué non dans la chambre du dauphin, mais dans la boutique d’un pâtissier, près l’église de la Magdeleine, en retournant du palais vers Saint-Landry où sa maison était située. Froissart paraît avoir été assez mal informé des circonstances de cet événement : outre que son récit est très succinct, il diffère en plusieurs points de celui du chroniqueur de Saint-Denis, du second continuateur de Nangis, de Villani, etc. Nous ne relèverons point toutes les différences que nous avons remarquées entre ces récits ; nous ne ferions que répéter ce qu’en a dit M. Secousse qui les a tous combinés et discutés.
  4. Le roi de Navarre fut tiré de sa prison dans la nuit du mercredi 8 novembre au jeudi 9 avant le point du jour, selon les Chroniques de France : leur récit et celui des autres historiens contemporains diffèrent en quelques circonstances de celui de Froissart. Il serait inutile de rapporter ces divers récits ; on les trouvera rassemblés dans les Mémoires de Charles-le-Mauvais.
  5. J’ignore quel démêlé le roi de Navarre pouvait avoir avec les Parisiens : il paraît, au contraire, qu’il n’avait pas cessé d’être agréable au parti dominant dans la ville ; et que dévoués comme ils l’étaient au prévôt des marchands, ils ne pouvaient être que très bien disposés pour ce prince.
  6. Il y arriva vers le soir, la veille de Saint-André, 29 novembre, escorté par Jean de Meulant, évêque de Paris, et par un grand nombre de gens d’armes et de bourgeois qui étaient allés au-devant de lui jusqu’à Saint-Denis ; et il alla loger à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés.