Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/439

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1357]
371
LIVRE I. — PARTIE II.

nullement, tant que le châtel leur fut ennemi. Si demeuroit le dessus dit chevalier à deux petites lieues d’Évreux, et avoit son retour en la cité chez un bourgeois, qui au temps passé avoit aussi été grandement ami du roi de Navarre, ainsi que un homme doit être à son seigneur, et que par nature ceux d’Évreux ont toujours plus aimé le roi de Navarre que le roi de France. Quand le chevalier venoit en l’hôtel du bourgeois, il étoit bien venu ; et buvoient et mangeoient ensemble en grand’récréation, et parloient et devisoient d’unes choses et d’autres, et par espécial du roi de Navarre et de sa prise, dont moult leur ennuyoit. Avint une fois entre les autres que le dit chevalier se alla élargir de parler au dit bourgeois et dit : « Je ne sais, mais si vous vouliez bien acertes, je conquêterois cette cité, le bourg et le châtel au roi de Navarre. » — « Et comment se pourroit-il faire, dit le bourgeois, car le châtelain est trop fort François, et sans le châtel ne nous oserions tourner, car il est maître de la cité et du bourg ? » Dit le chevalier : « Je le vous dirai : premièrement, il faudroit que vous eussiez de votre accord trois ou quatre bourgeois de votre amitié, et pourvues vos maisons de bons compagnons tous armés, hardis et entreprenans. Tout ce fait couvertement, je parferois le surplus à mon péril : à laquelle heure que ce fût du jour, je serois en aguet, quand le châtelain viendroit à la porte ; car il a, par usage, coutume de venir une fois ou deux le jour. Je aurois avecques moi un varlet, je viendrois au châtelain et le tiendrois de paroles, et le menerois tant par lobes, que il me lairoit entrer en la première porte et espoir en la seconde. Par couverture je renvoierois mon varlet et vous ferois hâter et issir hors ces compagnons pourvus et avisés de ce qu’ils devroient faire, et approcher le châtel. Si très tot que je orrois un petit cor sonner de mon varlet, je me avancerois et occirois le châtelain ; de ce me fais-je fort assez et à mon péril. Vos gens lors sauldroient et tantôt viendroient avant ; et par ainsi nous serions maîtres du châtel, et puis de la cité et du bourg : car communément le plus des cœurs s’inclinent mieux au roi de Navarre notre seigneur que au roi de France. »

Quand le bourgeois eut ainsi ouï parler messire Guillaume, si lui dit : « C’est trop bien dit, et je cuide bien que j’en aurai cinq ou six de mon amitié qui nous aideront à parfaire ce fait. » Depuis ne demeura guères de temps que le bourgeois dessus dit assembla tant d’amis couvertement, dedans la cité comme hors, que ils furent bien un cent tous d’un accord. Messire Guillaume de Gauville alloit et venoit en la cité sans nulle soupçon, et ne s’étoit point armé du temps passé avec messire Philippe de Navarre pour les Navarrois, pour la cause de ce que sa revenue gissoit toute ou en partie assez près d’Évreux, et le roi de France, du temps que il conquit Évreux, avoit toutes les terres d’environ fait obéir à lui, autrement il leur eut tollues. Il en avoit eu les corps tant seulement, mais les cœurs non ; toujours étoient-ils demeurés Navarrois ; et plus avoient-ils obéi au roi Jean par crémeur que par amour. Encore si le dit roi Jean eût été en France, cil messire Guillaume de Gauville n’eût osé emprendre ce qu’il emprit ; mais il sentoit les besognes de France moult entroublées, et que les trois états mettoient peine à la délivrance du roi de Navarre, et ne pouvoit nullement demeurer qu’il ne fût délivré : si que, pour avoir grâce envers lui, il lui vouloit faire ce premier service.


CHAPITRE LIX.


Comment la cité d’Évreux fut reconquise au roi de Navarre ; et comment messire Philippe de Navarre y fit sa garnison.


Quand messire Guillaume de Gauville se sentit au dessus de sa besogne, et que le bourgeois où il se confioit le plus lui eut dit : « Sire, nous sommes tous pourvus de ce que vous avez ordonné ; exploitez de votre affaire quand vous voudrez ; » il s’arma bien et faiticement, puis vêtit une houpelande pardessus, et prit son mantel encore par dessus, et dessous son bras une courte hache bien acérée, et puis de-lez lui un varlet qu’il avoit informé de son affaire ; et s’en vint ébatant en la place devant la porte du châtel, ainsi qu’il avoit fait jadis par plusieurs fois. Tant alla et vint par la dite place, que le châtelain ouvrit la porte du châtel, voir tant seulement le guichet, et se tint là tout droit pardevant. Quand messire Guillaume le vit, petit à petit il s’approcha de lui et le salua moult courtoisement. Le châtelain qui nul mal n’y pensoit se tint tout coi, et lui rendit son salut. Tant fit le chevalier qu’il vint jusques à lui, et puis commença à parler d’aucunes choses oiseuses, et