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LIVRE I. — PARTIE II.

rent moyen ; car ils sentoient les Gascons convoiteux. Si lui dirent : « Sire, sire, offrez leur une somme de florins, et vous les verrez descendre à votre requête. » Adoncques leur offrit le prince soixante mille florins. Ils n’en voulurent rien faire. Finablement, on alla tant de l’un à l’autre que un accord se fit, parmi cent mille francs que le prince dut délivrer aux barons de Gascogne, pour départir entre eux ; et en fit sa dette, et leur fut la dite somme payée et délivrée ainçois que le prince partît.

Après tout ce, il institua quatre barons de Gascogne à garder tout le pays jusques à son retour, le seigneur de Labret, le seigneur de l’Esparre, le seigneur de Pommiers et le seigneur de Rosem. Tantôt ces choses faites, le dit prince entra en mer[1], à belle navie et grosse de gens d’armes et d’archers ; et emmena avecques lui grand’foison de Gascons, le captal de Buch, messire Aimery de Tarse, le seigneur de Landuras, le seigneur de Mucident, le soudich de l’Estrade, et plusieurs autres. Si mirent en un vaissel, tout par lui, le roi de France pour être mieux à son aise.

En cette navie avoit bien cinq cents hommes d’armes et deux mille archers, pour les périls et les rencontres de sur mer ; car ils étoient informés, avant leur département à Bordeaux, que les trois états par lesquels le royaume étoit gouverné, avoient mis sus en Normandie et au Crotoy deux grosses armées de soudoyers pour aller au devant des Anglois et eux tollir le roi de France. Mais oncques ils n’en virent apparant : si furent-ils onze jours et onze nuits sur mer, et arrivèrent au douzième au havre de Zanduich[2] : puis issirent les seigneurs hors des navires et des vaisseaux et se herbergèrent en la dite ville de Zanduich et ès villages environ. Si se tinrent illec deux jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux. Au tiers jour ils se partirent et s’en vinrent à Saint-Thomas de Cantorbie. Ces nouvelles vinrent au roi d’Angleterre et à la roine que leur fils le prince étoit arrivé et avoit amené le roi de France : si en furent grandement réjouis, et mandèrent tantôt aux bourgeois de Londres que ils s’ordonnassent si honorablement comme il appartenoit à tel seigneur recevoir que le roi de France. Ceux de la cité de Londres obéirent au commandement du roi, et se vêtirent par connétablies très richement, et se ordonnèrent de tous points pour le recueillir ; et se vêtirent tous les métiers de draps différens l’un de l’autre.

Or vint le roi de France, le prince et leurs routes à Saint-Thomas de Cantorbie où ils firent leurs offrandes, et y reposèrent un jour. À lendemain ils chevauchèrent jusques à Rocestre ; et puis reposèrent là un jour : au tiers jour ils vinrent à Dardefort, et au quart jour, à Londres, où ils furent très honorablement reçus ; et aussi avoient-ils été par toutes villes où ils avoient passé. Si étoit le roi de France, ainsi que il chevauchoit parmi Londres, monté sur un grand blanc coursier, très bien arréé et appareillé de tous points, et le prince de Galles sur une petite haquenée noire de-lez lui. Ainsi fut-il convoyé tout au long de la cité de Londres jusques à l’hôtel de Savoye, lequel hôtel est héritage au duc de Lancastre. Là tint le roi de France un temps sa mansion ; et là le vinrent voir le roi d’Angleterre et la roine, qui le reçurent et fêtoyèrent grandement, car bien le savoient faire ; et depuis moult souvent le visitoient et le consolaçoient de ce qu’ils pouvoient.

Assez tôt après vinrent en Angleterre, par le commandement du pape Innocent VIe, les deux cardinaux dessus nommés, messire Tallerant de Pierregort et messire Nicolle cardinal d’Urgel. Si commencèrent à proposer et à entamer traités de paix entre l’un et l’autre, et moult y travaillèrent[3],

  1. Suivant les Chroniques de France, chap. 34, l’embarquement se fit en 1357, le mardi après Pâques, qui fut le XVIe jour d’avril. On ne sait si les mots qui fut le 16 d’avril, se rapportent au jour de Pâques ou au mardi d’après ; mais dans l’un ou l’autre cas il y a une faute ; car Pâques arriva cette année le 9 avril, et le mardi suivant fut le 11.
  2. Ils arrivèrent en Angleterre le 4 de mai, et à Londres le 24 du même mois, suivant l’auteur des Chroniques de France. Selon Thomas Otterbourne, p. 141, et Walsingham, p. 164, ils arrivèrent le 5 mai, non à Sandwich, mais à Plymouth. Les écrivains anglais pourraient bien avoir raison sur le lieu du débarquement ; car dans l’ordre que le roi d’Angleterre expédia le 20 mars pour faire tout préparer sur la route de son fils et du roi son prisonnier, il est dit qu’ils devaient arriver à Plymouth.
  3. Knyghton rapporte un trait assez singulier, à l’occasion des mouvemens que se donna le pape pour procurer la paix entre la France et l’Angleterre après la bataille de Poitiers, et de la partialité qu’il montrait pour la France sa patrie. Pour insulter aux Français, dit-il, qui s’étaient laissé battre par une poignée d’Anglais, on afficha en plusieurs lieux ces mots : Ore est le pape devenu Franceys e Jesu devenu Engley : Ore sera veou qe fra plus ly pape ou Jesus.