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LIVRE I. — PARTIE II.

assez près, avoit toute cette nuit entendu aux portes, aux tours et aux guérites de la ville, et au matin fait armer toutes manières de gens, et chacun fait aller à sa défense. Les Anglois passèrent outre sans point approcher ; car ils étoient si chargés d’or et d’argent, de joyaux et de bons prisonniers, que ils n’avoient mie loisir ni conseil d’assaillir à leur retour nulle forteresse ; mais leur sembloit un grand exploit, si ils pouvoient le roi de France et leurs conquêts mettre à sauveté en la cité de Bordeaux. Si alloient-ils à petites journées, ni ils ne se pouvoient fort exploiter pour la cause des pesans sommiers et du grand charroy qu’ils menoient ; et ne cheminoient point tous les jours plus de quatre ou six lieues, et se logeoient de haute heure. Et chevauchoient tous ensemble sans eux dérouter, exceptée la bataille des maréchaux, le comte de Warvich et le comte de Suffolch, qui alloient devant, à cinq cents armures, pour ouvrir les pas et courir le pays. Mais ils ne trouvoient nul arrêt de nul côté, ni nulle rencontre ; car tout le pays étoit si effrayé, pour la grand’déconfiture qui avoit été à Poitiers et l’occision et la prise des nobles du royaume de France, et de la prise du roi leur seigneur, que nul ne mettoit ordonnance ni arroi en soi pour aller au devant ; mais se tenoient toutes gens d’armes cois, et gardoient leurs forteresses.

Sur ce chemin vint à connoissance au prince de Galles, comment messire James d’Audelée avoit arrière rendu et donné à quatre écuyers la revenue de cinq cents marcs qu’il lui avoit donnée : si en fut durement émerveillé, et le manda une fois, tantôt qu’il fut logé. Quand messire James se sentit mandé du prince, il connut assez pourquoi c’étoit ; et se fit porter en sa litière pardevant lui, car il ne pouvoit aller ni chevaucher ; et inclina le prince sitôt qu’il le vit. Le prince le reçut assez courtoisement et puis lui dit : « Messire James, l’on nous donne à entendre que la revenue que nous vous avons donnée et octroyée, vous parti de nous et revenu en votre logis vous la résignâtes et donnâtes tantôt à quatre écuyers : si saurions volontiers pourquoi vous fîtes ce, ni si le don vous fut point agréable. » — « Monseigneur, dit le chevalier, par ma foi, oil, très grandement, et la raison qui me mut au faire je vous la dirai. Ces quatre écuyers qui ci sont m’ont long-temps servi bien et loyaument en plusieurs grandes besognes ; et encore à ce jour que je leur fis le don, ne les avois-je de rien remunérés de leurs services ; et si oncques en leur jeunesse ne m’eussent plus servi que ils firent à la bataille de Poitiers, si suis-je tenu de tant et plus envers eux : car, cher sire, je ne suis que un seul homme et ne puis que un homme ; et sur le confort et aide d’eux, j’ai empris à accomplir le vœu que de long temps avois voué ; et fus par la force et bonté d’eux le premier assaillant ; et eusse été mort et occis en la besogne s’ils ne fussent. Doncques, quand j’ai considéré la bonté et l’amour qu’ils me montrèrent, je n’eusse mie été bien courtois ni avisé si je ne leur eusse guerdonné ; car, monseigneur, Dieu mercy ! toujours ai-je assez et aurai tant comme je vivrai, ni oncques de chevance ne m’ébahis ni ne m’ébahirai. Et si j’ai fait celle fois contre votre volonté, je vous prie, cher sire, que vous le me pardonnez, et soyez tout conforté que aussi entièrement comme par avant vous serez servi de moi et des écuyers à qui j’ai le don donné. »

Le prince considéra les paroles du chevalier, et que honorablement et raisonnablement avoit parlé ; si lui dit : « Messire James, de chose que vous ayez faite jà ne vous blâmerai ; mais vous en sais bon gré ; et pour la bonté des écuyers et que tant vous vous louez d’eux, je leur accorde votre don, et vous rends six cents marcs, par la manière et condition que devant les teniez. » Messire James d’Audelée remercia le prince moult humblement ; ce fut bien raison ; et prit congé assez tôt après, et fut rapporté en son logis. Ainsi alla du prince, si comme je fus adonc informé, et de messire James d’Audelée et de ses quatre écuyers.


CHAPITRE LI.


Comment le prince fut reçu à grand honneur de ceux de Bordeaux ; et comment le cardinal de Pierregort s’excusa sagement par devers le prince.


Tant exploitèrent le prince de Galles et ses routes que ils passèrent sans dommage parmi Poitou et Xaintonge et vinrent à Blayes ; et là passèrent la Gironde et arrivèrent en la bonne cité de Bordeaux. On ne vous pourroit mie recorder la fête ni la solennité que ceux de Bordeaux, bourgeois et clergé, firent au prince, et comme honorablement ils le reçurent, et le roi de France aussi. Si amena le dit prince le roi de