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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE XLVI.


Comment le prince donna à messire Jacques d’Audelée cinq cents marcs d’argent de revenue ; et comment le roi de France fut présenté au prince.


Si très tôt que le comte de Warvich, et messire Regnault de Cobehen se furent partis du prince, si comme ci-dessus est contenu, le prince demanda aux chevaliers qui entour lui étoient : « De messire James d’Audelée est-il nul qui en sache rien ? » — « Oil, sire, répondirent aucuns chevaliers qui là étoient et qui vu l’avoient ; il est moult navré et est couché en une litière assez près de ci. » — « Par ma foi, dit le prince, de sa navrure suis-je moult durement courroucé : mais je le verrois moult volontiers. Or sache-t-on, je vous prie, si il pourroit souffrir le apporter ci ; et si il ne peut, je l’irai voir. » Et y envoya deux chevaliers pour faire ce message. « Grands mercis, dit messire James, à monseigneur le prince quand il lui plaît à souvenir d’un si petit bachelier que je suis. » Adoncques appela-t-il de ses varlets jusques à huit, et se fit porter en sa litière là où le prince étoit. Quand le prince vit monseigneur James, si se abaissa sur lui, et lui fit grand’chère, et le reçut doucement, et lui dit ainsi : « Messire James, je vous dois bien honorer, car par votre vaillance et prouesse avez-vous huy acquis la grâce et la renommée de nous tous ; et y êtes tenu par certaine science pour le plus preux. » — « Monseigneur, répondit messire James, vous pouvez dire ce qu’il vous plaît, je voudrois bien qu’il fût ainsi ; et si je me suis avancé pour vous servir et accomplir un vœu que je avois fait, on ne le me doit pas tourner à prouesse, mais à outrage. »

Adoncques répondit le prince et dit : « Messire James, je et tous les autres vous tenons pour le meilleur de notre côté ; et pour votre grâce accroître et que vous ayez mieux pour vous étoffer et suivir les armes, je vous retiens à toujours mais pour mon chevalier, à cinq cents marcs de revenue par an, dont je vous assignerai bien sur mon héritage en Angleterre. » — « Sire, répondit messire James, Dieu me doint desservir les grands biens que vous me faites. »

À ces paroles prît-il congé au prince, car il étoit moult foible ; et le rapportèrent ses varlets arrière en son logis. Il ne pouvoit mie encore être guère éloigné, quand le comte de Warvich et messire Regnault de Cobehen entrèrent au pavillon du prince et lui firent présent du roi de France ; lequel présent le dit prince dut bien recevoir à grand et à noble. Et aussi fit-il vraiement, et s’inclina tout bas contre le roi de France, et le reçut comme roi, bien et sagement, ainsi que bien le savoit faire ; et fit là apporter le vin et les épices ; et en donna il même au roi, en signe de très grand amour.


CHAPITRE XLVII.


Ci dit quans grans seigneurs il eut pris avec le roi Jean, et combien il y en eut de morts ; et comment les Anglois fêtèrent leurs prisonniers.


Ainsi fut cette bataille déconfite que vous avez ouïe, qui fut ès champs de Maupertuis, à deux lieues de la cité de Poitiers[1], le dix-neuvième jour[2] du mois de septembre, l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent cinquante six. Si commença environ petite prime, et fut toute passée à nonne, mais encore n’étoient point tous les Anglois qui chassé avoient retournés de leur chasse et remis ensemble : pour ce avoit fait mettre le prince sa bannière sur un buisson, pour ses gens recueillir et rallier, ainsi qu’ils firent : mais ils furent toutes basses vêpres ainçois que tous fussent revenus de leur chasse. Et fut là mort, si comme on recordoit, toute la fleur de la chevalerie de France ; de quoi le noble royaume de France fut durement affoibli ; et en grand’misère et tribulation eschéy, ainsi que vous orrez ci-après recorder.

Avec le roi et son jeune fils, monseigneur Philippe, eut pris dix-sept comtes, sans les barons, les chevaliers et les écuyers ; et y furent morts entre cinq cents et sept cents hommes d’armes, et six mille hommes, que uns, que autres[3].

  1. La découverte de ce champ de bataille fut faite en 1743. Ce n’est pas à Beauvoir, au sud de Poitiers, mais à Beaumont, au nord de cette ville, que se trouve le champ de Maupertuis.
  2. La date en est fixée au lundi 19 de ce mois par les autres historiens contemporains et par les lettres qu’Édouard III adressa aux évêques de ses états, pour leur ordonner de rendre grâces au ciel de la victoire de son fils.

    Wilhelmus Wincester, dans ses Annales, de rerum Anglicarum, 1356, dit aussi : « Hoc anno, XIX die septembris, Captio regis Johannis Franciæ per Edwardum principem. »

  3. La Scala chronica, apud Leland, dit qu’il y eut treize