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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et là furent morts messire Grimouton de Chambli et monseigneur le Baudrain de la Heuse, et plusieurs autres qui étoient déroutés et se combattoient par troupeaux et par compagnies, ainsi que ils se trouvoient et recueilloient. Et toudis chevauchoit le prince et s’adressoit vers la bataille du roi ; et la plus grand’partie des siens entendoit à faire la besogne à son profit et au mieux qu’ils pouvoient, car tous ne pouvoient mie être ensemble. Si y eut ce jour faites maintes appertises d’armes qui toutes ne vinrent mie à connoissance ; car on ne peut pas tout voir ni savoir, ni les plus preux et les plus hardis aviser ni concevoir. Si en veuil parler au plus justement que je pourrai, selon ce que j’en fus depuis informé par les chevaliers et écuyers qui furent d’une part et d’autre.


CHAPITRE XLIII.


Comment le sire de Renti, en fuyant de la bataille, prit un chevalier anglois qui le poursuivoit ; et comment un écuyer de Picardie, par tel parti, prit le sire de Bercler.


Entre ces batailles et ces rencontres et les chasses et les poursuites qui furent ce jour sur les champs, enchéy à messire Oudart de Renty ainsi que je vous dirai. Messire Oudart étoit parti de la bataille, car il véoit bien qu’elle étoit perdue sans recouvrer : si ne se voult mie mettre au danger des Anglois, là où il le put amender, et s’étoit jà bien éloigné d’une lieue. Si l’avoit un chevalier d’Angleterre poursuivi une espace, la lance au poing, et écrioit à la fois à messire Oudart : « Chevalier, retournez, car c’est grand’honte de ainsi fuir. » Messire Oudart qui se sentoit chassé, se vergogna et se arrêta tout coy et mit l’épée en fautre[1] et dit à soi-même qu’il attendroit le chevalier d’Angleterre. Le chevalier Anglois cuida venir dessus messire Oudart et asseoir son glaive sur sa targe ; mais il faillit, car messire Oudart se détourna contre le coup et ne faillit pas à asséner le chevalier anglois, mais le férit tellement de son épée en passant sur son bassinet qu’il l’étonna tout et l’abbatit jus à terre de son cheval, et se tint là tout coy une espace sans relever. Adonc mit pied à terre messire Oudard et vint sur le chevalier qui là gissoit, et lui appuya son épée sur la poitrine, et lui dit vraiment qu’il l’occiroit s’il ne se rendoit à lui et lui fiançoit prison, rescous ou non rescous. Le chevalier anglois ne se vit pas adoncques au dessus de la besogne et se rendit audit messire Oudart pour son prisonnier et s’en alla avecques lui ; et depuis le rançonna bien et grandement.

Encore entre les batailles et au fort de la chasse avint une aussi belle aventure et plus grande à un écuyer de Picardie qui s’appeloit Jean d’Ellenes, appert homme d’armes et sage et courtois durement. Il s’étoit ce jour combattu assez vaillamment en la bataille du roi : si avoit vu et conçu la déconfiture et la grand’pestillence qui y couroit : et lui étoit si bien avenu que son page lui avoit amené son coursier frais et nouveau qui lui fit grand bien. Adonc étoit sur les champs le sire de Bercler, un jeune et appert chevalier, et qui ce jour avoit levé bannière : si vit le convenant de Jean d’Ellenes, et issit très appertement des conrois après lui, monté aussi sur fleur de coursier ; et pour faire plus grand’vaillance d’armes, il se sépara de sa troupe et voulut le dit Jean suivir tout seul, si comme il fit. Et chevauchèrent hors de toutes batailles moult loin, sans eux approcher, Jean d’Ellenes devant et le sire de Bercler après, qui mettoit grand’peine à l’aconsuir. L’intention de l’écuyer François étoit bien telle qu’il retourneroit voirement, mais qu’il eût amené le chevalier encore un petit plus avant. Et chevauchèrent, ainsi que par haleine de coursier, plus d’une grosse lieue, et éloignèrent bien autant et plus toutes les batailles. Le sire de Bercler écrioit à la fois à Jean d’Ellenes : « Retournez, retournez, homme d’armes, ce n’est pas honneur ni prouesse de ainsi fuir. » Quand l’écuyer vit son tour et que temps fut, il tourna moult aigrement sur le chevalier, tout à un faix, l’épée au poing, et la mit dessous son bras en manière de glaive, et s’en vint en cel état sur le seigneur de Bercler qui oncques ne le voult refuser, mais prit son épée qui étoit de Bordeaux, bonne et légère et roide assez, et l’empoigna par les hans en levant la main pour jeter en passant à l’écuyer, et l’escouy, et laissa aller. Jean d’Ellenes qui vit l’épée en volant venir sur lui, se détourna ; et perdit par celle voye l’Anglois son coup au dit écuyer. Mais Jean ne perdit point le sien ; mais atteignit en passant lë chevalier au bras, tellement qu’il lui fit voler l’épée aux champs. Quand le sire de Ber-

  1. Et mit l’épée hors du fourreau, du verbe fautrer, tirer, mettre dehors.