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LIVRE I. — PARTIE II.

grandement prouesse remontrée ; car il n’y avoit si petit qui ne vaulsist un homme d’armes. Et eurent adonc le prince et ses gens d’encontre la bataille des Allemands du comte de Sarbruche, du comte de Nasço et du comte de Nido et de leurs gens ; mais ils ne durèrent mie grandement ; ainçois furent eux reboutés et mis en chasse.

Là étoient archers d’Angleterre vites et légers de traire omniement et si épaissement que nul ne se osoit ni pouvoit mettre en leur trait : si blessèrent et occirent de cette rencontre maints hommes qui ne purent venir à rançon, ni à mercy. Là furent pris, assez en bon convenant, les trois comtes dessus nommés, et morts et pris maints chevaliers et écuyers de leur route. En ce poignis et recullis fut rescous messire Eustache d’Aubrecicourt par ces gens qui le quéroient et qui prisonnier entre les Allemands le sentoient ; et y rendit messire Jean de Ghistelle grand’peine ; et fut le dit messire Eustache remis à cheval. Depuis fit ce jour maintes appertises d’armes, et prit et fiança de bons prisonniers, dont il eut au temps avenir grand’finance et qui moult lui aidèrent à avancer.

Quand la bataille du duc de Normandie, si comme je vous ai dit, vit approcher si fortement les batailles du prince qui jà avoient déconfit les maréchaux et les Allemands, et étoient entrés en chasse, si en fut la plus grand’partie tout ébahie, et entendirent les aucuns et presque tous à sauver, et les enfans du roi aussi, le duc de Normandie, le comte de Poitiers, le comte de Touraine, qui étoient pour ce temps moult jeunes et de petit avis : si crurent légèrement ceux qui les gouvernoient. Toutefois messire Guichard d’Angle et messire Jean de Saintré, qui étoient de-lez le comte de Poitiers, ne voulurent mie retourner ni fuir, mais se boutèrent au plus fort de la bataille. Ainsi se partirent, par conseil, les trois enfans du roi et avec eux plus de huit cents lances saines et entières qui oncques n’approchèrent leurs ennemis ; et prirent le chemin de Chauvigny.

Quand messire Jean de Landas, messire Thibaut de Vodenay, qui étoient maîtres et gouverneurs du duc Charles de Normandie, avecques le seigneur de Saint-Venant, eurent chevauché environ une grosse lieue en la compagnie du dit duc, ils prirent congé de lui et prièrent au seigneur de Saint-Venant que point ne le voulsist laisser, mais mener à sauveté, et qu’il y acquerroit autant d’honneur à garder son corps, comme s’il demeuroit en la bataille ; mais les dessus dits vouloient retourner et venir de-lez le roi et en sa bataille ; et il leur répondit que ainsi feroit-il à son pouvoir. Ainsi retournèrent les deux chevaliers et encontrèrent le duc d’Orléans et sa grosse bataille toute saine et toute entière, qui étoient partis et venus par derrière la bataille du roi. Bien est voir que plusieurs bons chevaliers et écuyers, quoique leurs seigneurs se partissent, ne se vouloient mie partir ; mais eussent eu plus cher à mourir que il leur fût reproché fuite.


CHAPITRE XL.


Comment le roi de France fit toutes ses gens aller à pied, lequel se combattoit très vaillamment comme bon chevalier ; et aussi faisoient ses gens.


Vous avez ci-dessus en cette histoire bien ouï parler de la bataille de Crécy, et comment fortune fut moult merveilleuse pour les François : aussi à la bataille de Poitiers elle fut très merveilleuse, diverse et très félonnesse pour eux et pareille à celle de Crécy ; car les François étoient bien de gens d’armes sept contre un. Or regardez si ce ne fut mie grand’infortuneté pour eux, quand ils ne purent obtenir la place contre leurs ennemis. Mais au voir dire, la bataille de Poitiers fut trop mieux combattue que celle de Crécy ; et eurent toutes manières de gens d’armes mieux loisir d’aviser et considérer leurs ennemis, qu’ils n’eurent à Crécy ; car la dite bataille de Crécy commença au vespre tout tard, sans arroy et sans ordonnance, et cette de Poitiers matin, à heure de prime, et assez par bon convenant si heur y eût été pour les François. Et y avinrent trop plus de beaux et de grands faits d’armes sans comparaison qu’ils ne firent à Crécy, combien que tant de grands chefs de pays n’y furent mie morts, comme ils Furent à Crécy. Et se acquittèrent si loyalement envers leur seigneur tous ceux qui demeurèrent à Poitiers, morts ou pris, que encore en sont les hoirs à honorer et les vaillans hommes qui se combattirent à recommander. Ni on ne peut pas dire ni présumer que le roi Jean de France s’effrayât oncques de choses qu’il vit ni ouït dire ; mais demeura et fut toujours bon chevalier et bien