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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

nombre de gens d’armes que merveilles seroit à penser.


CHAPITRE XXIX.


Comment les coureurs du prince se férirent en la queue de l’ost des François ; et comment le roi de France fit ses gens loger, et aussi le prince les siens.


Quand le prince de Galles et son conseil entendirent que le roi Jean de France et ses batailles étoient devant eux et avoient le vendredi passé au pont à Chauvigny, et que nullement ils ne se pouvoient partir du pays, sans y être combattus, si se recueillirent et rassemblèrent ce samedi sur les champs ; et fut adonc commandé de par le prince que nul, sur la tête, ne courût ni chevauchât sans commandement devant les bannières des maréchaux. Ce ban fut tenu ; et chevauchèrent les Anglois ce samedi, dès l’heure de prime jusques à vespres, et tant qu’ils vinrent à deux petites lieues de Poitiers. Adonc furent ordonnés pour courir et savoir où les François tenoient les champs, le captal[1] de Buch, messire Aymemon de Pommiers, messire Betremieu de Bruhes et messire Eustache d’Aubrecicourt. Et se partirent ces chevaliers atout deux cents armures de fer, tous bien montés sur fleur de coursiers ; et chevauchèrent si avant d’une part et d’autre que ils virent clairement la grosse bataille du roi, et étoient tous les champs couverts de gens d’armes. Et ne se purent abstenir qu’ils ne vinssent férir et courre en la queue des François ; et en ruèrent aucuns par terre et fiancèrent prisonniers, et tant que l’ost se commença grandement à estourmir. Et en vinrent les nouvelles au roi de France, ainsi qu’il devoit entrer en la cité de Poitiers.

Quand le roi entendit la vérité, que ses ennemis, que tant désiroit à trouver, étoient derrière et non devant, si en fut grandement réjoui ; et retourna tout à un faix et fit retourner toutes manières de gens bien avant sur les champs, et eux là loger. Si fut ce samedi moult tard ainçois qu’ils fussent tous logés. Les coureurs du prince revinrent devers lui, et lui recordèrent une partie du convenant des François, et lui dirent bien qu’ils étoient malement grand’gent. De ce ne fut le prince nullement effrayé, et dit : « Dieu y ait part ! or nous faut avoir avis et conseil comment nous les combattrons à notre avantage. » Cette nuit se logèrent les Anglois assez en fort lieu, entre haies, vignes et buissons ; et fut leur ost bien gardé et esguetté ; et aussi fut celui des François.


CHAPITRE XXX.


Comment le roi de France commanda que chacun se traist sur les champs ; et comment il envoya quatre chevaliers ci-après nommés pour savoir le convenant des Anglois.


Quand vint le dimanche[2] au matin, le roi de France, qui grand désir avoit de combattre les Anglois, fit en son pavillon chanter messe moult solennellement devant lui, et s’acommunia, et ses quatre fils.

Après la messe se trairent devers lui les plus grands et les plus prochains de son lignage, le duc d’Orliens son frère, le duc de Bourgogne, le comte de Ponthieu, messire Jacques de Bourbon, le duc d’Athènes connétable de France[3], le comte d’Eu, le comte de Tancarville, le comte de Sarrebruche, le comte de Dampmartin, le comte de Ventadour, et plusieurs autres grands barons de France et des terres voisines, tels que messire Jean de Clermont, messire Arnoul d’Andrehen maréchal de France, le sire de Saint-Venant, messire Jean de Landas, messire Eustache de Ribeumont, le sire de Fiennes, messire Godefroy de Chargny, le sire de Chastillon[4], le sire de Sully, le sire de Neelle, messire Robert de Duras[5], et moult d’autres qui y furent appelés. La furent en conseil un grand temps, à savoir comment ils se maintiendroient. Si fut adonc ordonné que toutes gens se traissent sur les champs, et chacun seigneur développât sa bannière et mît avant, au nom de Dieu et de Saint-Denis, et que on se mît en ordonnance de bataille, ainsi que pour tantôt combattre. Ce conseil et avis plut

  1. Ce titre de Captal appartenait autrefois à plusieurs des nobles les plus puissans de l’Aquitaine. Il paraît avoir répondu originairement au titre de comte. Cette dignité, d’abord personnelle et devenue ensuite héréditaire, était d’abord assez commune en Aquitaine, mais au XIVe siècle on ne voit plus guère que deux captals, le captal de Buch et le captal de France.
  2. Dix-huit septembre.
  3. Gauthier de Brienne duc d’Athènes avait été revêtu de la dignité de connétable, le 6 mai de cette année, sur la démission de Jacques de Bourbon comte de la Marche et de Ponthieu.
  4. Apparemment qu’il n’avait pas été pris dans la rencontre dont il a été question ci-dessus.
  5. Il était de la maison de France, d’une des branches d’Anjou-Sicile.