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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sieurs un cas[1], et les autres un atournement d’assaut. Si ne fut mie si tôt fait, charpenté ni ouvré. Entrementes que on le charpenta et appareilla, on fit, par les vilains du pays, amener, apporter et acharger grand’foison de bois et tout reverser en sès fossés, et estrain et trefs sus pour amener le dit engin sur les quatre roues jusques aux murs pour combattre à ceux de dedans. Si mit-on bien un mois à remplir les fossés à l’endroit où on vouloit assaillir et à faire le char. Quand tout fut prêt, en ce beffroy entrèrent grand’foison de bons chevaliers et écuyers qui se désiroient à avancer. Si fut ce beffroy sur ces quatre roues abouté et amené jusques aux murs. Ceux de la garnison avoient bien vu faire le dit beffroy, et savoient bien l’ordonnance en partie comment on les devoit assaillir. Si étoient pourvus selon ce de canons jetant feu[2] et grands gros carreaux pour tout dérompre. Si se mirent tantôt en ordonnance pour assaillir ce beffroy et eux défendre de grand’volonté. Et de commencement, ainçois que ils fesissent traire leurs canons, ils s’en vinrent combattre à ceux du beffroy franchement, main à main. Là eut fait plusieurs grands appertises d’armes. Quand ils se furent plenté ébattus, ils commencèrent à traire de leurs canons et à jeter feu sur ce beffroy et dedans, et avec ce feu traire épaissement grands carreaux et gros qui en blessèrent et occirent grand’foison, et tellement les ensonièrent que ils ne savoient au quel entendre. Le feu, qui étoit grégeois, se prit au toit de ce beffroy, et convint ceux qui dedans étoient issir de force, autrement ils eussent été tout ars et perdus. Quand les compagnons de Breteuil virent ce, si eut entre eux grand’huerie, ci s’écrièrent haut : « Saint George ! Loyauté et Navarre ! Loyauté ! » Et puis dirent : « Seigneurs François, par Dieu, vous ne nous aurez point ainsi que vous cuidez. »

Si demeura la greigneure partie de ce beffroy en ces fossés, ni oncques depuis nul n’y entra ; mais entendit-on à remplir les dits fossés à tous lez : et y avoit bien tous les jours quinze cents hommes qui ne faisoient autre chose.


CHAPITRE XXII.


Comment nouvelles vinrent au roi de France, qui séoit devant Breteuil, de la chevauchée du prince de Galles qui prenoit son adresse pour venir en Limousin et en Berry.


En ce temps que le roi de France tenoit le siége devant Breteuil, se départit le prince de Galles de Bordeaux sur Garonne, où tenu s’étoit tout le temps, et avoit fait faire ses pourvéances si belles et si grosses qu’apparoît, car il vouloit

  1. Voyez Ducange au mot Catus.
  2. Voici la première fois qu’il est fait mention de ce genre de canons dans Froissart. J. Villani, mort en 1348, a prétendu qu’on s’était servi de bombardes à la bataille de Crécy le 26 août 1346, et voici dans quels termes il décrit leur effet « Les bombardes des Anglais, dit-il, lançaient de petites balles de fer, avec du feu, pour épouvanter et confondre les chevaux, et causaient tant de bruit et de tremblement qu’on aurait dit que Dieu tonnait. » (Giov. Villani, l. 12, chap. 66). Les fusils ne furent inventés que long-temps après. De nombreuses dissertations ont été écrites sur ce sujet. Il me suffit d’avoir consigné ici la date de l’époque où on rencontre pour la première fois cette invention qui, en mettant dans les mains des hommes le moyen de compenser l’inégalité entre les forces physiques, a contribué plus qu’aucune autre invention peut-être à la liberté publique et à la civilisation. « Sans ce puissant véhicule, a dit justement M. Carion Nisas dans son Essai sur l’art militaire, nous serions sortis bien péniblement de cet état de société où le chevalier bardé de fer, lui et son cheval, faisait trembler toute une contrée habitée par une population faible, disséminée dans de chétifs hameaux et livrée nue et sans armes à ses oppresseurs. » Il paraîtrait, au reste, que du temps de Froissart on lançait en même temps le feu et le fer avec les instrumens, et lui-même fait plusieurs fois mention du feu grégeois qu’on lançait avec des mangonneaux. Ce n’est pas sans étonnement qu’en lisant les livres sanscrits, on retrouve l’usage de ces instrumens bien long-temps avant l’ère chrétienne, dans l’antiquité la plus reculée. « Le magistrat, dit l’antique législateur Indien Menou dans la préface de ses Institutes, ne doit pas faire la guerre avec des machines perfides, des armes empoisonnées, des schetaghni (canons, armes qui tuent cent personnes à la fois), ou aucune autre espèce d’agni-aster (armes à feu). Il ne tuera ni celui qui est étranger au combat, ni celui qui demande grâce, ni celui qui est blessé, ni celui qui fuit, ni celui dont l’arme est brisée ni celui qui se bat avec un autre. » Déjà quelques savans avoient conclu d’un passage de Quinte-Curce, qu’Alexandre-le-Grand avait trouvé les armes à feu usitées dans l’Inde ; ce qui rend cette opinion assez vraisemblable, c’est que la langue sanscrite possède un très grand nombre de mots consacrés à désigner les diverses machines, propres à lancer le feu et tous les métiers qui s’occupent de la construction de ces machines. On sait aussi que la poudre à canon est connue de temps immémorial à la Chine. Seulement il paraîtrait qu’au lieu de boulets fondus exprès on employa fort long-temps les pierres, et que le feu suivait la pierre ; car d’un côté les livres sanscrits prétendent que la flamme une fois lancée hors du tube du bambou se séparait en plusieurs jets qui s’enflammaient séparément sans qu’on pût les éteindre, et de l’autre Froissart dans ce passage nous parle à la fris du projectile qu’il nomme carreau, et du feu grégeois.