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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

choit, de son bon pays qu’il trouvoit ars, perdu et détruit trop malement. Si promettoit bien aux dits Navarrois que chèrement leur feroit comparer ce forfait, si il les pouvoit atteindre. Tant s’exploita le roi, et si fort les poursuivit, que ses coureurs trouvèrent les leurs assez près de l’Aigle en Normandie, où les dits Anglois et Navarrois étoient logés et arrêtés ; et montroient par semblant, contenance et visage qu’ils se voudroient combattre. Et tout ainsi fut rapporté au roi de France, qui en eut grand’joie, quand il ouït ces nouvelles ; et chevaucha avant, et commanda toutes gens à loger et à prendre place, car il vouloit combattre ses ennemis. Si se logèrent les François ens uns beaux plains ; et étoient bien quarante mille hommes. Là étoit toute la fleur de la chevalerie de France, et tant de grands et hauts seigneurs que merveilles seroient à recorder. Que vous ferois-je long conte de cette besogne ? Le roi de France et les François cuidèrent bien ce jour combattre leurs ennemis, car les Anglois et les Navarrois avoient ordonné leurs batailles ; et pour ce aussi d’autre part les François ordonnèrent les leurs, et furent tout ce jour en état l’un devant l’autre que point n’assemblèrent ; et faisoient trop bien montre, les Anglois et les Navarrois, et ordonnance de bataille ; et puis se faindoient et point ne traioient avant, car ils ne se véoient mie à juste pareçon contre les François.

Si se retrairent les dits François pour ce soir en leurs logis ; et firent grand guet, car ils cuidoient bien être escarmouchés, pourtant que les Navarrois ne s’étoient ce jour point traits avant. Moult fut cette ordonnance des Anglois et des Navarrois sagement et bellement demenée ; car au soir ils ordonnèrent ceux des leurs tous des mieux montés à faire à lendemain montre et visage contre les François jusques à heure de nonne et puis les suivroient ; si leur dirent où ils les trouveroient. Ainsi qu’il fut ordonné fut-il fait. Quand ce vint aux environs mie-nuit, le duc de Lancastre, messire Philippe de Navarre et tout le demeurant de l’ost montèrent et se partirent et prirent le chemin de Chierebourch, exceptés aucuns capitains Navarrois, qui se retrairent vers leurs garnisons, dont en devant il étoient partis. Si s’en retournèrent à Évreux messire Jean Carbeniaus, messire Guillaume Bonnemare et Jean de Ségur ; à Conces messire Foudrigais, messire Martin de Spargne, Fallemont, Richard Frankelin et Robin l’Escot ; à Breteuil messire Sanse Lopin, Radigos et François Hennekins ; et ainsi tous les compagnons, chacun se retraist en sa garnison ; et le duc de Lancastre et les autres se retrairent en cette forte marche de Chierebourch.

Or vous conterons du roi de France, qui à lendemain cuidoit avoir la bataille. Si fit au matin sonner ses trompettes. Si s’armèrent toutes gens et montèrent à cheval, bannières et pennons devant eux ; et se trairent tous sur les champs, et se mirent en ordonnance de bataille ; et virent devant eux au dehors d’une haie ces deux cents Navarrois tous rangés. Si cuidoient les dits François que ce fut des leurs une bataille à cheval qui s’arrêtassent là contre eux. Si les tinrent ces Navarrois ainsi jusques à nonne, et puis férirent chevaux des éperons et se partirent.

Le roi de France envoya ses coureurs jusques à là, savoir que ce vouloit être. Si chevauchèrent ceux qui envoyés y furent jusques à la haie, et rapportèrent que ils n’avoient nullui trouvé. Assez tôt vinrent nouvelles en l’ost des gens du pays, que les Anglois et les Navarrois pouvoient bien être éloignés quinze lieues, car ils étoient partis très la mie-nuit[1]. Adonc fut dit au roi que de eux plus poursuivir il perdroit sa peine, mais prit un autre conseil. Lors se conseilla le roi à ceux qui de-lez lui étoient où il avoit le plus grand’fiance, à ses cousins de Bourbon et à ses cousins d’Artois et à ses deux maréchaux. Le roi de France fut adonc conseillé, au cas que il avoit là si grands gens d’armes et toutes ses ordonnances prêtes pour guerroyer, que ils se traist devant la cité d’Évreux, et y mît le siége ; car mieux ne pouvoit-il employer ses gens que d’aller devant celle cité, et fit tant que il l’eut et puis tous les forts et châteaux du roi de Navarre. Ce conseil tint le roi de France à bon ; et s’en retourna vers Rouen, et fit tant que il y parvint ; et comment que il eût laissé la poursuite des Anglois et des Navarrois, si ne donna-t-il à nullui congé.

Quand le roi fut venu à Rouen, il n’y séjourna point long-temps, mais se traist à tout son ost

  1. Matteo Villani, liv. 6, ch. 33 et 34, raconte le départ de l’armée du duc de Lancastre à peu près de la même manière : seulement il met la scène de la surprise à Breteuil, à quelques lieues de l’Aigle.