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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

où ils feroient plus grandement leur profit qu’ils n’avoient fait, ou ils y remettroient tout ce qu’ils avoient conquis et encore du leur assez. Les Gascons étoient tout confortés de faire le commandement du prince et d’aller tout partout là où il les voudroit mener.


CHAPITRE XX.


Comment ceux de Rouen et d’Évreux se refusèrent à l’établissement d’une gabelle sur le sel par l’ennortement du seigneur de Harecourt et du roi de Navarre, et comment le roi Jean fit mettre les mains sur le roi de Navarre ens ou châtel de Rouen.


Nous nous souffrirons un petit à parler du prince et parlerons d’aucunes incidences qui avinrent en celle saison, qui trop grévèrent le royaume.

Vous avez bien ouï conter ci-dessus comment messire Charles d’Espaigne fut mort par le fait du roi de Navarre, dont le roi de France fut si courroucé sur le dit roi, quoiqu’il eût sa fille épousé, que oncques depuis ne le put aimer, comment que par moyens et par bonnes gens qui s’en ensonnièrent, le roi de France, pour eskiver plus de dommage en celle année, lui pardonna.

Or avint que les consaus du roi Jean l’ennortèrent à ce que, pour avoir aide sur ses guerres, il mit aucune gabelle sur le sel[1] où il trouveroit grand’reprise pour payer ses soudoyers. Si la mit le roi[2] ; et fut accordée en trop de lieux en France, et la levèrent les impositeurs. Donc pour cette imposition et gabelle il avint un grand meschef en la cité d’Arras en Picardie[3], car la communauté de la ville se rebellèrent sur les riches hommes et en tuèrent, sur un samedi à heure de tierce jusques à midi, quatorze des plus suffisans ; dont ce fut pitié et dommage, et est, quand méchans gens sont au dessus des vaillans hommes. Toutefois ils le comparèrent depuis, car le roi y envoya son cousin monseigneur Jacques de Bourbon, qui fit prendre tous ceux par lesquels la motion avoit été faite, et leur fit sur la place couper les têtes.

J’ai de cette gabelle touché un petit, pourtant que quand les nouvelles en vinrent en Normandie, le pays en fut moult émerveillé, car ils n’avoient point appris de payer telle chose[4]. En ce temps y avoit un comte en Harecourt qui siéd en Normandie, qui étoit si bien de ceux de Rouen qu’il vouloit. Si que il dit, ou dut avoir dit, à ceux de Rouen, qu’ils seroient bien serfs et bien méchans, si ils s’accordoient à cette gabelle, et que, si Dieu le pouvoit aider, elle ne courroit jà en son pays, ni il ne trouveroit si hardi homme de par le roi de France qui la dût faire courir, ni

  1. On attribue communément l’institution de la gabelle ou impôt sur le sel à Philippe-le-Long, qui l’établit par une ordonnance du 25 février 1348 : mais on en trouve des preuves bien plus anciennes dans notre histoire. Une ordonnance de saint Louis en 1246 en fait mention. C’était d’ailleurs un tribut des empereurs romains et il est probable qu’il aura survécu à leur domination, quoiqu’il ait été souvent modifié depuis.
  2. L’ordonnance dont parle ici Froissart est une des plus importantes pour notre histoire : on la trouve en entier dans le tome iii du Recueil des ordonnances, in-folio et dans le Recueil des anciennes lois françaises de M. Isambert à l’année 1355. Cette ordonnance annonce que déjà l’esprit de liberté recommençait à se faire jour et que les usurpations successives des souverains sur les droits de la nation ne trouvaient plus la même docilité. Les trois états n’accédèrent aux demandes pécuniaires de la couronne que sous la condition que les receveurs seraient des gens à eux : une réunion de trois états fut stipulée pour l’année suivante. Le roi s’obligea à ne plus faire fabriquer de mauvaise monnaie ; et enfin, parmi plusieurs autres règlemens d’utilité publique, il fut arrêté que le droit de prise exercé d’une manière si arbitraire par le plus mince officier de la couronne, droit que tant d’ordonnances précédentes n’avaient pu rendre moins oppressif pour les peuples, serait tout-à-fait aboli ; que ceux qui voudraient l’exercer seraient traités comme autant de voleurs publics, qu’on serait autorisé à repousser la force par la force pour se soustraire à leurs demandes, et que même « si ceux sur lesquels on vouloit exercer ces mesures arbitraires n’étoient pas assez forts pour résister, ils pouvoient appeler aide de leurs voisins et des villes prochaines, lesquelles se pouvoient assembler par cris ou autrement selon ce que bon leur sembloit. » De grands bienfaits devaient sans doute résulter de cette répression du despotisme des agens inférieurs, mais le désordre des guerres civiles empêcha l’exécution de ces mesures. En donnant au gouvernement les moyens de repousser l’étranger, on le rendit assez fort pour consolider le pouvoir absolu dans l’intérieur ; et après quelques siècles on en vint au point de remettre en discussion des droits si nettement reconnus non-seulement dans l’ordonnance du roi Jean, mais dans les ordonnances des rois ses prédécesseurs, qui en établissant des règlemens arbitraires n’alléguaient nullement leurs droits, mais la nécessité des temps et en promettaient chaque fois régulièrement l’abolition prochaine.
  3. Cet impôt excita toujours des troubles en France. Sous Philippe de Valois, qui l’augmenta et le diminua tour à tour en 1331, en 1342 et en 1345, il avait déjà donné lieu à des soulèvemens, et suivant le Miroir historial : Ce roi en avoit acquis l’indignation et malegrâce tant des grands comme des petits et de tout le peuple.
  4. Plusieurs grands vassaux s’étaient refusés à faire lever la gabelle du sel sur leurs terres.