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LIVRE I. — PARTIE II.

Si devez savoir que ces cinq jours que le prince fut au dit bourg de Narbonne, il n’y eut oncques jour que les Anglois et Gascons ne fissent et livrassent cinq ou six assauts à ceux de la cité, si grands, si forts et si merveilleux, que grand’merveille seroit à penser comment de chacun assaut ils n’étoient pris et conquis. Et l’eussent été, il n’est mie doute, si ne fussent les gentilshommes qui en la cité étoient ; mais ceux-ci en pensèrent si bien, et s’y portèrent si vassamment, que les Anglois ni les Gascons n’y purent rien conquerre. Si s’en partirent le prince avec toutes ses gens ; mais à leur département, les Anglois, varlets et pillards, payèrent leurs hôtes, car ils boutèrent en plus de cinq lieux le feu au bourg, par quoi il fut tout ars.

Si chevauchèrent le prince et ses gens, en retournant vers Carcassonne, car ils avoient tant conquis d’avoir et si en étoient chargés, que pour celle saison ils n’en vouloient plus ; de quoi ceux de Béziers, de Montpellier, de Lunel et de Nîmes, qui bien cuidoient avoir l’assaut, en furent moult joyeux, quand ils sçurent que les Anglois leur tournoient le dos. Et vinrent les Anglois en une bonne grosse ville par delà la rivière d’Aude, car ils l’avoient passée au pont de Narbonne en Carcassonnois, que on appelle Limoux, et y fait-on pennes plus et meilleurs que d’autre part.

Cette ville de Limoux pour le temps d’adonc étoit foiblement fermée. Si fut tantôt prise et conquise et grand avoir dedans ; et y eut ars et abattu à leur département plus de quatre cents maisons et beaux hôtels, dont ce fut grand dommage.

Ainsi fut en ce temps ce bon pays et gras de Narbonnois, de Carcassonnois et de Toulousain pillé, dérobé, ars et perdu par les Anglois et par les Gascons. Voir est que le comte d’Armignac étoit à Toulouse et faisoit son amas de gens d’armes à cheval et à pied pour aller contre eux, mais ce fut trop tard ; et se mit aux champs à bien trente mille hommes, uns et autres, quand les Anglois eurent tout exillié le pays. Mais le dit comte d’Armignac attendoit monseigneur Jacques de Bourbon qui faisoit son amas de gens d’armes à Limoges et avoit intention d’enclorre les Anglois et Gascons ; mais il s’émut aussi trop tard, car le prince et son conseil, qui ouïrent parler de ces deux grandes chevauchées que le comte d’Armignac et messire Jacques de Bourbon faisoient, s’avisèrent selon ce et prirent à leur département de Limoux le chemin de Carcassonne pour repasser la rivière d’Aude, et tant firent qu’ils y parvinrent. Si la trouvèrent en l’état où ils la laissèrent, ni nul ne s’y étoit encore retrait. Si fut tellement pararse et détruite des Anglois, que oncques n’y demeura de ville pour herberger un cheval, ni à peine savoient les héritiers ni les manans de la ville rassener ni dire de voir : « Ci sist mon héritage. » Ainsi fut-elle menée.

Quand le prince et ses gens eurent repassé la rivière d’Aude, ils prirent leur chemin vers Mont-royal, qui étoit une bonne ville et fermée de murs et de portes et sied en Carcassonnois. Si l’assaillirent fortement quand ils furent là venus, et la conquirent de force, et grand pillage dedans que ceux du pays y avoient attrait sur la fiance du fort lieu ; et là eut morts grand’foison de bidaus, hommes de la ville, pourtant qu’ils s’étoient mis à défense et qu’ils ne s’étoient voulu rançonner ; et fut au département des Anglois la ville toute arse ; et puis prirent le chemin des montagnes, ainsi que pour aller vers Fougans et vers Rodais, toudis ardant et exillant pays, et rançonnant aucunes villes fermées et petits forts qui n’étoient mie taillés d’eux tenir. Et devez savoir que en ce voyage le prince et ses gens eurent très grand profit ; et repassèrent les Anglois et les Gascons tout paisiblement dessous la bonne cité de Toulouse au port Saînte-Marie la rivière de Garonne, si chargés d’avoir que à peine pouvoient leurs chevaux aller avant. De quoi ceux de Toulouse furent durement émus et courroucés sur les gentilshommes, quand ils sçurent que les Anglois et les Gascons, sans eux combattre, avoient repassé la rivière de Garonne, et s’étoient mis à sauveté ; et en parlèrent moult vilainement sur leur partie ; mais tout ce se passa. Les pauvres gens le comparèrent qui en eurent adonc, ainsi qu’ils ont encore maintenant, toudis du pire.

Ces chevauchées se dérompirent, car le prince s’en retourna à Bordeaux et donna une partie de ses gens d’armes congé, et espécialement les Gascons, pour aller visiter les villes et leurs maisons ; mais telle étoit l’intention du prince, et si leur disoit bien au partir, que à l’été qui revenoit, il les mèneroit un autre chemin en France,