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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

par quoi on ne pouvoit aller, ni chevaucher parmi. Entre ces chaînes, et bien assegurés par batailles, se tenoient les hommes de la ville, que on appelle ens ou pays bidaus à lances et à pavais, et tous ordonnés et arrêtés pour attendre les Anglois.

Quand les deux maréchaux de l’ost virent celle grosse ville, où bien par semblant avoit sept mille maisons, et la contenance de ces bidaus qui se vouloient défendre, si s’arrêtèrent en une place devant la ville, et se conseillèrent comment à leur plus grand profit ils pourroient assaillir ces gens. Si que, tout considéré, conseillé et avisé, ils se mirent tous à pied, gens d’armes et autres, et prirent leurs glaives, et s’en vinrent, chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, combattreparmi ces chaînes à ces bidaus, qui les recueillirent faiticement à lances et à pavais. Là eut fait plusieurs grands appertises d’armes, car les jeunes chevaliers Anglois et Gascons qui se désiroient à avancer s’abandonnoient et se mettoient en peine de saillir outre ces chaînes et de conquérir leurs ennemis. Et me semble que messire Eustache d’Aubrecicourt, qui pour ce temps étoit un chevalier moult able et moult vigoureux et en grand désir d’acquérir, fut un des premiers, selon ce que je fus adonc informé, qui le glaive au poing saillit outre une chaîne, et s’en vint combattre, ensonnier et reculer les ennemis. Quand il fut outre, les autres le suivirent et se mirent entre ces chaînes, et en conquirent une, puis deux, puis trois, puis quatre ; car avec ce que gens d’armes s’avançoient pour passer, archers traioient si fort et si ouniement, que ces bidaus ne savoient au quel entendre, et en y eut de tels qui avoient leurs pavais si cargés de sajettes que merveilles seroit à recorder. Finablement ces gens de Carcassonne ne purent durer, mais furent reculés et leurs chaînes gagnées sur eux et boutés tous hors de leur ville et déconfits. Si en y eut plusieurs qui se sauvèrent par derrière quand ils virent la déconfiture, et passèrent la rivière d’Aude, et s’en allèrent à garant en la cité.

Ainsi fut le bourg de Carcassonne pris, et grand avoir dedans, car les gens n’avoient mie tout vidé ; et par espécial de leurs pourvéances n’avoient-ils rien vidé. Si trouvoient Anglois et Gascons ces celliers pleins de vins ; si prirent desquels qu’ils voulurent, des plus forts et des meilleurs ; des petits ne faisoient-il compte ; et ce jour que la bataille y fut, ils prirent plusieurs riches bourgeois que ils rançonnèrent bien et cher.

Si ordonnèrent le prince et ses gens en la ville de Carcassonne, pour les grosses pourvéances qu’ils y trouvèrent, onze nuits et un jour, et aussi pour eux et leurs chevaux rafraîchir, et pour aviser comment ni par quelle voie ils pourroient faire assaut à la cité qui leur fût profitable. Mais elle siéd si haut et est si très bien fermée de grosses tours et de bons murs de pierre, que, tout considéré, il n’y pouvoient trouver voie que à l’assaillir ils ne dussent plus perdre que gagner.

Cette cité de Carcassonne, dont je vous parole fut anciennement appelée Carsaude, car la rivière d’Aude y keurt au pied dessous ; et la firent fermer et édifier Sarrasins. Oncques depuis on ne vit les murs, ni le maçonnement démentir. Et est celle où le grand roi de France et d’Allemaigne, Charlemaigne, sist sept ans ainçois que il la pût avoir[1].

Quand ce vint au matin à heure de tierce, que le prince et ses seigneurs eurent ouï messe et bu un coup, ils montèrent à cheval et se mirent en ordonnance pour passer le pont et la rivière d’Aude ; car ils vouloient encore aller avant. Si passèrent tout à pied et à cheval et assez près au trait d’un arc de la cité de Carcassonne. Au

  1. Froissart, qui était un grand lecteur de romans, confond souvent les traditions des légendes historiques avec l’histoire. L’histoire de Charlemagne avait été, autant que celle d’Arthur, défigurée par les romanciers, et peu à peu les jeux et leur imagination avaient usurpé le crédit qui n’est dû qu’à la vérité. Le fait mentionné ici par Froissart est purement du domaine de la fable, aussi bien que le voyage de Charlemagne à Jérusalem et tant d’autres histoires fabuleuses dont ce souverain a été l’objet. Les hauts faits de Charlemagne à Carcassonne et à Narbonne sont tirés d’un roman intitulé de captione Carcassonnæ et Narbonæ, publié récemment par M. S. Ciampi à Florence, d’après un manuscrit de la bibliothèque Laurentienne, sous le titre de Gesta Caroli magni ad Carcassonam et Narbonam et de œdificatione monarterii Cressensis. Ce roman, attribué à un certain Philumena, que l’auteur prétend contemporain de Charlemagne, est en effet l’œuvre de quelque moine du treizième siècle, qui aura voulu relever le mérite de son abbaye de La Grasse, en lui donnant Charlemagne pour fondateur. L’abbé Le Bœuf a parfaitement démontré (Voy. les Mém. de l’Académie des Belles-Lettres) que l’ouvrage qui porte le nom de Philumena n’a été composé que vers le règne de saint Louis, c’est-à-dire au milieu du treizième siècle.