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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ens ès granges, et tout ars, blés et avoines, parquoi les Anglois n’en eussent aise.

Pour cette deffaute convint le roi d’Angleterre et ses gens de retourner, car ils n’avoient nuls vivres, si ils ne leur venoient d’Angleterre et de la grosse navie du roi qui étoit chargée sur le Hombre, où bien avoit quatre cents gros vaisseaux de pourvéances ; mais oncques ils ne purent prendre terre en Escosse, là où ils tiroient à venir, car c’est un dangereux pays pour estrangers qui ne le connoissent. Et y eut, si comme je fus adonc informé, par tempête de mer, douze nefs péries et dévoyées, et les autres retournèrent à Bervich,

Entrementes que le roi d’Angleterre se tenoit en la ville de Haindebourch, le vint voir la comtesse Douglas, une moult noble, frisque et gentille dame, sœur au comte de la Marche d’Escosse. La venue de la dame réjouit moult le roi d’Angleterre, car il véoit volontiers toutes frisques dames, et la bonne dame avoit jà envoyé le roi de ses bons vins, car elle demeuroit à cinq lieues de Haindebourch en un fort châtel qu’on dit Dalquest ; de quoi le roi l’en savoit bon gré. La plus espéciale cause pourquoi la bonne dame vint là, je le vous dirai. Elle avoit ouï dire que le roi d’Angleterre avoit fort menacé d’ardoir à son département la pleine ville de Haindebourch où elle retournoit, à la fois ; car c’est Paris en Escosse, comment que elle ne soit point France. Si que la comtesse Douglas, quand elle eut parlé au roi, et le roi l’eut recueillie et conjouie, ainsi que bien le savoit faire, elle lui demanda tout en riant que il lui voulsist faire grâce. Le roi demanda de quoi, qui jamais ne se fut adonné que la dame fût là venue pour telle cause. Et la dame lui dit que il voulsist respiter de non ardoir la ville de Haindebourch pour l’amour de li. « Certes, dame, répondit le roi, plus grand’chose ferois-je pour l’amour de vous, et je le vous accorde liement, que pour moi ni pour mes gens elle n’aura jà nul mal.» Et la comtesse l’en remercia plusieurs fois, et puis prit congé au roi et aux barons qui là étoient. Si s’en retourna en son châtel de Dalquest.

Sachez que messire Guillaume Douglas son mari n’étoit mie là, mais se tenoit sur le pays en ès bois, atout cinq cents armures de fer, tous bien montés, et n’attendoient autre chose que le retour du roi et des Anglois, car il disoit que il leur porteroit contraire. Avec lui étoient le comte de Boskem, le comte d’Astrederne, messire Arcebaus Douglas son cousin, messire Robert de Versi, messire Guillaume Asneton et plusieurs bons chevaliers et écuyers d’Escosse qui étoient tous pourvus de leur fait et savoient les détroits et les passages, qui leur étoit grand avantage pour porter contraire à leurs ennemis.

Quand le roi d’Angleterre vit que ses pourvéances ne viendroient point, et si n’en pouvoient ses gens recouvrer de nulles ens ou royaume d’Escosse, car ils n’osoient chevaucher trop avant au pays, si eut conseil qu’il s’en retourneroit arrière en Angleterre. Si ordonna à déloger de Haindebourch, et de chacun mettre au retour. Ce fut une chose qui grandement plaisit bien à la greigneur partie des Anglois, car ils gissoient là moult malaisément ; et fit le roi commander sur la hart que nul ne fût si hardi, qui au département boutât ni mit feu en la ville de Haindebourch. Ce commandement fut tenu.

Adonc se mirent au retour le roi et ses gens pour r’aller en Angleterre ; et vous dis que ils chevauchoient en trois batailles et par bonne ordonnance, et tous les soirs faisoient bons guets, car ils se doutoient moult à être réveillés des Escots ; et bien supposoient que les Escots étoient ensemble, mais ils ne savoient où ni de quel côté ; et avint un jour que, au détroit d’une montagne où les Anglois et toute l’ost devoient passer, les Escots, qui connoissoient ce passage, s’étoient mis en embûche ; et chevauchoient les Anglois par le détroit de la montagne et le malaisé chemin en plusieurs routes, et ne cuidassent jamais que les Escots se fussent mis sur ce chemin ; mais si étoient, et savoient bien que le roi et tout son ost devoient repasser là. Ce propre jour faisoit laid et froid et pluvieux, et si mauvais chevaucher, pour le vent et pour le froid, que il ne pouvoit faire pire. Les Angîois, qui chevauchoient par routes, ne savoient mie que les Escots fussent si près d’eux mis en embûche ; et laissèrent les Escots passer la première, la seconde et la tierce route, et se boutèrent en la quarte en écriant : « Douglas ! Douglas ! » Et cuidoient certainement que le roi d’Angleterre fut en cette compagnie ; car leur espie leur avoit dit qu’il faisoit la quarte bataille. Mais le soir devant, les Anglois, par subtilité,