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LIVRE I. — PARTIE II.

convint retourner en l’île de Wiske, et là furent quinze jours ; et quand ils s’en partirent, ils ne se purent adresser vers Chierebourch, tant leur étoit le vent contraire, mais prirent terre en l’île de Grenesée à l’encontre de Normandie ; et là furent un grand temps, car ils oyoient souvent nouvelles du roi de Navarre qui se tenoit à Chierebourch.

Bien étoit le roi de France informé de ces armées que le roi d’Angleterre en celle saison avoit mis sus, et comment il tiroit à venir et arriver en Normandie, et que le roi de Navarre s’étoit allié à lui, et le vouloit, et ses gens, mettre en ses forteresses. Si en fut dit et remontré au roi de France, par grand’délibération de conseil, que cette guerre de Normandie, le pouvoit trop gréver, au cas que le roi de Navarre possessoit des villes et des châteaux de la comté d’Évreux[1], et que mieux valoit que il se dissimulât un petit et laissât à dire devers le roi de Navarre que donc que son royaume fût si malement mené ni grévé.

Le roi de France, qui étoit de grand’conception hors de son aïr, regarda que son conseil le conseilloit loyalement ; si se réfréna de son mautalent et laissa bonnes gens ensonnier et convenir de lui et du roi de Navarre. Si furent envoyés à Chierebourch l’évêque de Bayeux et le comte de Salebruce, qui parlèrent si doucement et si bellement au roi de Navarre, et lui remontrèrent tant de belles raisons colorées, que le dit roi se laissa à dire et entendit à raison, parmi tant aussi qu’il désiroit la paix à son grand seigneur le roi Jean de France, mais ce ne fut mie si tôt fait ; ainçois y eut moult de paroles retournées ainçois que la paix venist et que le roi de Navarre voulsist renoncer aux traités et aux alliances qu’il avoit au roi d’Angleterre. Et quand la paix entre lui et le roi de France fut accordée et scellée, et qu’il renonça en lui excusant moult sagement des alliances qu’il avoit au roi d’Angleterre, si demeura messire Philippe de Navarre son frère anglois, et sçut trop mauvais gré au roi son frère de ce qu’il avoit travaillé le roi d’Angleterre de venir si avant et puis avoit brisé toutes ses convenances[2].

Quand le roi d’Angleterre, qui se tenoit sur les frontières de Normandie en l’île de Grenesée et étoit tenu bien sept semaines, car là en dedans il n’avoit ouï nulles nouvelles estables du roi de Navarre, pourquoi il eut cause de traire avant, entendit que le roi de Navarre étoit accordé au roi de France et que bonne paix étoit jurée entre eux, si fut durement courroucé ; mais amender ne le put tant que celle fois, et lui convint souffrir et porter les dangers de son cousin le roi de Navarre. Si eut volonté de desancrer de là et de retourner en Angleterre ainsi qu’il fit ; et s’en revint, et toute sa navie, à Hantonne. Si issirent là des vaisseaux et prirent terre le roi et leurs gens, pour eux rafraîchir tant seulement, car ils avoient été bien douze semaines sur la mer, dont ils étoient tout travaillés. Si donna le roi d’Angleterre grâce à ses gens d’armes et archers de retraire vers Londres ou en Angleterre, là où le mieux leur plaisoit, pour eux rafraîchir et renouveler de vêtures, d’armures et de tous autres outils nécessaires pour leurs corps : car autrement il ne donna nullui congé, ainçois avoit intention d’entrer en France au lez devers Calais ; et fit le dit roi venir et amener toute sa navie, où bien avoit trois cents vaisseaux, uns et autres, à Douvres, et là arrêter.

Quand le roi d’Angleterre et les seigneurs se furent rafraîchis environ quinze jours sur le pays, ils se trairent tous en la marche de Douvres. Si firent passer tout premièrement leurs chevaux, leurs harnois et leurs menues choses et venir à Calais, et puis passèrent le roi et ses deux fils[3], Lyons comte d’Ulnestre[4] et Jean comte de Richemont, et se commençoient jà les enfans à armer. Si vinrent à Calais, et se logea eus ou châtel, et tout le demeurant en la ville.

Quand le roi d’Angleterre eut séjourné en la

  1. Le roi de Navarre pouvait introduire Édouard dans le cœur du royaume et jusqu’aux portes de Paris, puisqu’il possédait Mante, Meulan, Beaumont-sur-Oise et Pontoise.
  2. Pendant que le roi de Navarre négociait avec le roi de France, le duc de Lancastre, à sa prière, s’était embarqué pour se rendre à sa rencontre à Cherbourg, et était depuis plusieurs mois en mer avec un corps de troupes considérable tout prêt à descendre en Normandie. Édouard lui-même était embarqué sur la flotte, afin d’être à portée de traiter directement avec le roi de Navarre ; mais sur la nouvelle que Charles avait fait sa paix avec la France, les Anglais rentrèrent dans leurs ports.
  3. L’aîné de ses enfans, le Prince Noir, était, comme on vient de le voir, en Gascogne.
  4. Lyonel, duc de Clarence, second fils d’Édouard III et frère cadet du prince de Galles, épousa Burgh, héritière d’Ulster en Irlande.