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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

le connétable de France envers les enfans de Navarre, quand d’aventure il les trouvoit en l’hôtel du roi de France ou ailleurs. Pour ce ne demeura mie que les enfans de Navarre[1] n’en fissent leur entente ; car messire Charles d’Espaigne étoit une fois à Laigle en Normandie[2] ; si que, ainsi que de nuit il gissoit en un petit village assez près de Laigle en Normandie, il fut là trouvé des gens le roi de Navarre qui le demandoient, et qui avoient fait et bâti aguets sur lui ; desquels tant qu’à cette fois et à ce fait, un cousin des enfans de Navarre qui s’appeloit le Bascle de Marueil[3] étoit souverain et capitaine ; si fut le dit connétable là pris et assailli en sa chambre et occis[4]. À ce fait pour être, en fut prié de ses cousins les enfans de Navarre le comte Guy de Namur, qui pour ce temps se tenoit à Paris, mais il s’en conseilla à son cousin le cardinal de Boulogne qui lui dit : « Vous n’irez point ; ils sont gens assez sans vous. » Et si très tôt que le fait fut avenu et que le dit cardinal le put savoir, il manda son cousin le comte de Namur et lui remontra le péril où il en pouvoit être du roi Jean, qui étoit soudain et hâtif en son aïr. Si lui conseilla à partir du plus tôt qu’il put. Le comte de Namur crut ce conseil. Si se partit de Paris sans prendre congé au roi, et fit tant par ses journées qu’il se trouva en son pays de-lez madame sa femme. Oncques depuis ne retourna à Paris.

Quand le roi de France sçut la vérité de son connétable messire Charles d’Espaigne que le roi de Navarre avoit fait mourir, si en fut trop durement courroucé ; et dit bien que ce seroit trop chèrement comparé ; et trop se repentit que oncques lui avoit donné sa fille par mariage. Si envoya tantôt le dit roi grands gens d’armes en Normandie pour saisir la comté d’Évreux qui étoit héritage au dit roi de Navarre, et furent repris en ce temps une partie des châteaux que le roi de Navarre tenoit. D’autre part, le roi Jean qui prit cette chose en grand dépit, exploita tant devers le comte d’Armignac et le comte de Comminges et aucuns barons de la haute Gascogne qu’ils firent guerre au roi de Navarre, et entrèrent par les montagnes en son pays et lui ardirent aucunes povres villes ; mais plenté ne fut-ce mie, car le comte de Foix, qui serourge étoit au roi de Navarre, alla au devant et se allia avec le dit roi ; et entra à grands gens d’armes en la comté d’Armignac, par quoi il convint que cette chose cessât et que le comte d’Armignac et les autres qui avec lui étoient retournassent et vinssent garder leur pays.


CHAPITRE XIV.


Comment des traiteurs se rendirent à Avignon de par le roi de France et le roi d’Angleterre, mais ne purent rien accorder ; et comment le duc de Brabant mourut.


En ce temps vinrent en Avignon les élus du roi de France et du roi d’Angleterre eux comparoir devant le pape Innocent et les cardinaux ; et si espéciales personnes y vinrent que, de par le roi de France, son cousin germain messire Pierre duc de Bourbon, un très gentil et vaillant chevalier, et de par le roi d’Angleterre, son cousin germain aussi le duc Henry de Lancastre. Si furent ces deux seigneurs en Avignon un grand temps, et y tinrent grand état et noble ; et là eut grands parlemens et traités de paix, et plusieurs choses proposées et parlementées devant le pape. Mais à ce temps on n’y put oncques trouver moyen de paix ; et brisa l’article de Bretagne, ainsi que il avoit fait autrefois, grandement la paix. Si demeura la chose en cel état, et s’en retournèrent les Anglois en Angleterre et les François en France. Si fut la trêve expirée et la guerre renouvelée plus fort assez que devant.

En ce temps trépassa le duc Jean de Brabant[5],

  1. Le roi Charles de Navarre et ses frères Philippe comte de Longueville, et Louis, comte de Beaumont-le-Roger.
  2. Charles de Navarre avait épousé en 1351 Marguerite de Blois, dame de Laigle, nièce du roi Jean à la mode de Bretagne, puisque Charles de Blois, duc de Bretagne, son père, était fils de Marguerite, sœur de Philippe de Valois, père du roi Jean.
  3. Il est nommé dans Secousse Bascon de Marueil. (Bascle et Bascon signifient bâtard).
  4. On remarque quelques légères différences dans le récit des autres historiens. Le second continuateur de Nangis, page 118, dit que le connétable fut tué par l’ordre et en présence du roi de Navarre ; l’auteur anonyme de la Chronique de Flandre, page 190, qu’il fut tué par le roi de Navarre même et par ses gens. Un auteur anonyme d’une Vie d’Innocent VI, dit qu’il fut tué à Paris : cet anonyme était évidemment mal informé. Enfin, suivant Mathieu Villani, le connétable fut tué par le roi de Navarre en personne, accompagné de plusieurs autres barons, qui le massacrèrent dans son lit.
  5. Jean III, dit le Triomphant, duc héréditaire de Lothier ou Basse-Lorraine et de Brabant, mort le 5 dé-