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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

nance. Voici le seigneur de Beaujeu venu, monté sus un coursier, et sa bannière devant lui, et s’arrête sur ce fossé à l’encontre des Anglois qui faisoient là visage, et toutes ses gens s’arrêtèrent. Quand il vit que il ne passeroit point à son aise, il commença à tournoyer autour du fossé pour trouver le plus étroit, et tant alla qu’il le trouva ; mais à cet endroit le fossé étoit nouvellement relevé : si étoit la hune trop roide pour saillir son coursier ; et si il fut outre, pour ce n’y étoient mie les autres.

Si eut avis de descendre à pied, et aussi firent toutes ses gens. Quand ils furent à pied, le sire de Beaujeu prit son glaive en son poing et s’écueilla[1] pour salir outre, et dit à celui qui portoit sa bannière : « Avant, bannière, au nom de Dieu et de Saint-George ! » En ce disant il salit outre de si grand’volonté que par dessus la hune du fossé ; mais le pied lui glissa, tant que il s’abusca petit, et qu’il se découvrit par dessous : là fut un homme d’armes anglois appareillé qui lui jeta son glaive en lançant, et le consiévit dessous et lui embarra là dedans. Si lui donna le coup de la mort, dont ce fut pitié et dommage. Le sire de Beaujeu, de la grand’angoise qu’il eut, se tourna deux tours, ou près, et puis s’arrêta sur son côté. Là vinrent deux de ses chevaliers de son hôtel qui s’arrêtèrent sur lui et le commencèrent à défendre moult vaillamment. Les autres compagnons, chevaliers et écuyers, qui véoient leur seigneur là gésir et en tel parti, furent si forcenés que il sembloit que ils dussent issir du sens. Si se commença le hutin et l’estoquis de toutes parts, et se tinrent les gens du seigneur de Beaujeu une espace en bon convenant ; mais finablement ces premiers ne purent souffrir ni porter le faix et furent déconfits, et pris la grigneur partie ; et là perdit messire Baudouin de Cuvilliers un œil et fut prisonnier, et aussi furent tous les autres ; et si les Anglois eussent eu leurs chevaux ils se fussent tous partis sans dommage, mais nennil, dont ils perdirent. Ev-vous venu chevauchant moult roidement monseigneur Guichart de Beaujeu et sa route qui étoit tout devant les autres le trait d’un arc au plus. Quand il fut venu sur la place où les déconfits étoient, et où son frère gissoit, si fut tout émerveillé, et ferit cheval des éperons et salit outre le fossé ; et aussi les autres en venant, chacun qui mieux mieux, en suivant le bon chevalier, firent tant qu’ils furent outre. La première voix que messire Guichart fit, ce fut qu’il s’adresssa sur son frère pour savoir comment il lui étoit. Encore parloit le sire de Beaujeu, et reconnut bien son frère ; si lui dit : « Beau-frère, je suis navré à mort, ainsi que je le sens bien ; si vous prie que vous relevez la bannière de Beaujeu, qui oncques prise ne fut, et pensez de moi contrevenger ; et si de ce champ partez en vie, je vous prie que vous soigniez d’Antoine mon fils, car je le vous recharge. Et mon corps, faites le porter en Beaujolois ; car je veux gésir en ma ville de Belleville. De long temps a y ai-je ordonné ma sépulture. »

Messire Guichart qui ouït son frère ainsi parler et deviser eut si grand ennui que à peine se pouvoit-il soutenir, et lui accorda tout de grand’affection ; puis s’en vint à la bannière son frère, qui étoit d’or à un lion de sable couronné et endenté de gueules, et la prit par le haste et la leva contremont, et la bailla à un sien écuyer des siens, bon homme d’armes. Jà étoient venus toutes leurs gens à cheval et passé outre au pré. Si étoient moult courroucés quand ils virent leur capitaine là gésir en tel parti, et ils ouïrent dire que il étoit navré à mort. Si s’en virent requerre les Anglois moult fièrement, en criant Beaujeu ! qui s’étoient retraits et mis ensemble par bonne ordonnance, pour la force des François que ils virent venir sur eux.

Tout à pied devant les autres s’en vint messire Guichard de Beaujeu, le glaive au poing, assembler à ses ennemis et commencer la bataille. Là eut fort boutis et estoquis des lances, ainçois que ils pussent entrer l’un dedans l’autre. Et quand ils y furent entrés, si y eut fait plusieurs grands appertises d’armes. Là se combattoient les Anglois si vaillamment, que merveilles seroit à recorder. Si s’en vint le dit messire Guichard de Beaujeu assembler droitement dessous la bannière messire Jean de Beauchamp, et là fit grand’foison d’armes, car il étoit bon chevalier, hardi et entreprenant, et aussi son

  1. Ce fragment de Froissart semble avoir été copié par quelqu’un qui a conformé partout son orthographe à la prononciation picarde, quoiqu’il fût peut-être lui-même natif de Bretagne. Il offre même, plus qu’aucun autre morceau de la même étendue, des mots, hors d’usage aujourd’hui dans la langue académique, mais conservés dans l’idiome de la province.