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LIVRE I. — PARTIE II.

partit et retourna en France, et laissa en la ville de Saint-Jean à capitaine le seigneur d’Argenton de Poitou, et donna à toutes manières de gens d’armes congé ; et revint en France. Aussi se départirent les Anglois de Bordeaux, et retournèrent en Angleterre. Si menèrent là leurs prisonniers, dont le roi d’Angleterre eut grand’joie ; et fut adonc envoyé messire Jean de Beauchamp à Calais pour être là capitaine et gouverneur de toutes les frontières. Si s’y vint le dessus dit tenir, et y amena en sa compagnie de bons chevaliers et écuyers et des archers.

Quand le roi de France sçut ces nouvelles, il envoya à Saint-Omer ce vaillant chevalier, messire Édouard, seigneur de Beaujeu, pour être là capitaine de toutes gens d’armes et des frontières contre les Anglois. Si chevauchoient à la fois ces deux capitaines et leurs gens l’un sur l’autre ; mais point ne se trouvoient ni encontroient, dont assez leur déplaisoit, et si mettoient-ils grand’entente à eux trouver : mais ainsi se portoit l’aventure.


CHAPITRE VII.


Comment messire Robert de Beaumanoir alla défier le capitaine de Ploermel, qui avoit nom Brandebourch, et comment il y eut une rude bataille de trente contre trente.


En celle propre saison avint en Bretagne un moult haut fait d’armes que on ne doit mie oublier ; mais le doit-on mettre en avant pour tous bacheliers encourager et exemplier. Et afin que vous le puissiez mieux entendre, vous devez savoir que toudis étoient guerres en Bretagne entre les parties des deux dames, comment que messire Charles de Blois fut emprisonné ; et se guerroyoient les parties des deux dames par garnisons qui se tenoient ens ès châteaux et ens ès fortes villes de l’une partie et de l’autre. Si avint un jour que messire Robert de Beaumanoir, vaillant chevalier durement et du plus grand lignage de Bretagne, et étoit châtelain d’un châtel qui s’appelle Châtel Josselin, et avoit avec lui grand’foison de gens d’armes de son lignage et d’autres soudoyers, si s’en vint par devant la ville et le châtel de Plaremiel, dont capitaine étoit un homme qui s’appeloit Brandebourch[1] ; et avoit avec lui grand’foison de soudoyers allemands, anglois et bretons, et étoient de la partie la comtesse de Montfort. Et coururent le dit messire Robert et ses gens par devant les barrières, et eut volontiers vu que cils de dedans fussent issus hors ; mais nul n’en issit.

Quand messire Robert vit ce, il approcha encore de plus près, et fit appeler le capitaine. Cil vint avant à la porte parler audit messire Robert, et sur asségurance d’une part et d’autre, « Brandebourch, dit messire Robert, a-t-il là dedans nul homme d’armes, vous ni autre, deux ou trois, qui voulussent jouter de fer de glaives contre autres trois, pour l’amour de leurs amies ? » Brandebourch répondit et dit : « Que leurs amis ne voudroient mie que ils se fissent tuer si méchamment que d’une seule joute ; car c’est une aventure de fortune trop tôt passée, si en acquiert-on plutôt le nom d’outrage et de folie que renommée d’honneur ni de prix ; mais je vous dirai que nous ferons, si il vous plaît. Vous prendrez vingt ou trente de vos compagnons de votre garnison, et j’en prendrai autant de la nôtre. Si allons en un bel champ, là où nul ne nous puisse empêcher ni destourber, et commandons, sur la hart, à nos compagnons d’une part et d’autre, et à tous ceux qui nous regarderont, que nul ne fasse à homme combattant confort ni aye ; et là endroit nous éprouvons, et faisons tant que on en parle au temps avenir, en salles, en palais, en places et en autres lieux de par le monde, et en aient la fortune et l’honneur cils à qui Dieu l’aura destiné. » — « Par ma foi, dit messire Robert de Beaumanoir, je m’y accorde ; et moult parlez ore vassamment. Or, soyez-vous trente[2], et nous serons nous trente aussi, et le créante ainsi par ma foi. » — « Aussi le créanté-je, dit Brandebourch ; car là acquerra plus d’honneur, qui bien s’y maintiendra, que à une joute. »

Ainsi fut cette besogne affermée et créantée ; et journée accordée au merkredi après, qui devoit être le quart de jour de l’emprise. Le terme pendant, chacun éiisit les siens trente, ainsi que bon lui sembla, et tous cils soixante se pourvurent d’armures, ainsi que pour eux, bien et à point.

  1. Les historiens de Bretagne l’appellent tous Brambro.
  2. Cette bataille, connue sous le nom de Bataille des trente, est célèbre dans les fastes de la Bretagne. Les poètes anciens rivalisèrent d’ardeur pour célébrer cett haute emprise