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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

puis fut Jean son ains-né fils, le duc de Normandie, roi, et sacré et couronné en l’église de Notre-Dame de Reims à très haute solennité. Après son couronnement il s’en retourna à Paris, et entendit à faire ses pourvéances et ses besognes ; car les trêves étoient faillies entre lui et le roi d’Angleterre. Et envoya grands gens d’armes à Saint-Omer, à Ghines, à Teroane, à Aire et tout sur les frontières de Calais, par quoi le pays fut bien gardé des Anglois. Et vint en imagination au roi qu’il s’en iroit en Avignon voir le pape et les cardinaux, et puis passeroit outre vers Montpellier et visiteroit la Languedoc, ce bon gras pays ; et puis s’en iroit en Poitou, et en Xaintonge, et mettroit le siége devant Saint-Jean-l’Angelier.

Si fit le dit roi ordonner ses pourvéances grandes et grosses partout, si comme il devoit aller et passer : mais avant toutes choses, et ainçois que il se partit de Paris, et tantôt après le trépas du roi Philippe son père, il fit mettre hors de prison ses deux cousins germains, Jean et Charles, jadis fils à monseigneur Robert d’Artois, qui avoient été en prison plus de quinze ans, et les tint de-lez lui. Et pour ce que le roi son père leur avoit tollu et ôté leurs héritages, il leur en rendit assez pour déduire et tenir bon état et grand. Cil roi Jean aima moult grandement ses prochains de père et de mère, et prit en grand’cherté ses deux autres cousins germains, monseigneur Pierre le gentil duc de Bourbon, et monseigneur Jacques de Bourbon son frère[1] et les tint toudis les premiers espéciaux de son conseil ; et certainement bien le valoient, car ils furent sages, vaillans et gentils chevaliers, et de grand’providence.

Si se partit le roi Jean de Paris en grand arroy et puissance, et prit le chemin de Bourgogne, et fit tant par ses journées qu’il vint en Avignon. Si fut reçu du pape et du collège joyeusement et grandement, et séjourna là un espace de temps ; et puis s’en partit et prit le chemin de Montpellier[2]. Si séjourna en la dite ville plus vingt jours, et là lui vinrent faire hommage et relever leurs terres, les comtes, les vicomtes, les barons et les chevaliers de la Languedoc, des quels il y a grand’foison. Si y renouvela le roi sénéchaux, baillis et tous autres officiers, des quels il en laissa aucuns et aucuns en ôta ; et puis chevaucha outre, et fit tant par ses journées qu’il entra au bon pays de Poitou. Si s’en vint reposer et rafraîchir à Poitiers, et là fit un grand mandement et amas de gens d’armes. Si gouvernoit l’office de la connétablie de France pour le temps d’adonc le chevalier du monde que le plus il aimoit, car ils avoient été ensemble nourris d’enfance, messire Charles d’Espaigne. Et étoient maréchaux de France messire Édouard sire de Beaujeu et messire Arnoul d’Andrehen. Si vous dis que le roi en sa nouvéleté s’en vint puissamment mettre le siége devant la bonne ville de Saint-Jean-l’Angelier ; et par espécial les barons et les chevaliers, de Poitou, de Xaintonge, d’Anjou, du Maine, de Touraine y étoient tous. Si environnèrent, ces gens d’armes, la ville de Saint-Jean tellement que nuls vivres ne leur pouvoient venir. Si s’avisèrent les bourgeois de la ville qu’ils manderoient secours à leur seigneur le roi d’Angleterre, par quoi il voulût là envoyer gens qui les pussent ravitailler ; car ils n’avoient mie vivres assez pour eux tenir outre un terme qu’ils y ordonnèrent ; car ils avoient partout allé et visité chacun hôtel selon son aisément. Et ainsi le signifièrent-ils authentiquement au roi d’Angleterre par certains messages, qui exploitèrent tellement qu’ils vinrent en Angleterre et trouvèrent le roi ens ou châtel de Windesore. Si lui baillèrent les lettres de ses bonnes gens de la ville de Saint-Jean-l’Angelier. Si les ouvrit le dit roi et les fit lire par deux fois pour mieux entendre la matière.

Quand le roi d’Angleterre entendit ces nouvelles, que le roi de France et les François avoient assiégé la ville de Saint-Jean, et prioient qu’ils fussent réconfortés et ravitaillés, si répondit le roi si haut que tous l’ouïrent : « C’est bien une requête raisonnable et à la quelle je dois bien entendre. » Et répondit aux messages : « J’en ordonnerai temprement. » Depuis ne demeura guère de temps que le roi ordonna d’aller celle

  1. Pierre duc de Bourbon, et Jacques de Bourbon comte de la Marche, étaient fils de Louis Ier, duc de Bourbon, comte de Clermont, roi titulaire de Thessalonique, petit-fils de saint Louis, par Robert de France comte de Clermont et sire de Bourbon, frère cadet de Philippe-le-Hardi.
  2. Philippe VI, père de Jean, avait acquis, en 1349, de Jacques roi de Majorque, pour la somme de 120,000 écus d’or, le comté de Roussillon et la baronnie de Montpellier.