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LIVRE I. — PARTIE II.

d’armes qui mettent grand’entente à entrer céans. » Aimery fut tout effrayé, et se leva du plus tôt qu’il put ; mais ne sçut oncques sitôt avoir fait que sa cour fût pleine de gens d’armes. Si fut pris à mains, et son amie tant seulement. On ne viola oncques de plus rien le châlelet ; car trêves étoient entre les François et les Anglois ; et aussi messire Geoffroy ne vouloit autrui que cel Aimery. Si en eut grand’joie quand il le tint, et le fit amener en la ville de Saint-Omer ; et ne le garda guère depuis longuement quand il le fit mourir à grand martyre ens ou marché, présents les chevaliers et écuyers du pays qui mandés y furent et le commun peuple. Ainsi fina Aimery de Pavie ; mais son amie n’eut garde ; car il la descoulpa à la mort, et depuis se mit la damoiselle avec un écuyer de France.


CHAPITRE V.


Comment les pénitents alloient par le pays par compagnies, se déchirant le dos d’aiguillons de fer ; comment il y eut dans le monde une grande épidémie, et comment les Juifs furent brûlés.


En l’an de grâce notre Seigneur mcccxxix allèrent les pénéants, et issirent premièrement d’Allemaigne[1] ; et furent gens qui faisoient pénitences publiques et se battoient d’escourgies à bourdons et aiguillons de fer, tant qu’ils déchiroient leur dos et leurs épaules, et chantoient chansons moult piteuses de la nativité et souffrance Notre Seigneur ; et ne pouvoient par leur ordonnance gésir que une nuit en une bonne ville ; et se partoient d’une ville par compagnie tant du plus que du moins ; et alloient ainsi par le pays faisant leur pénitence trente-trois jours et demi, autant que Jésus-Christ alla par terre d’ans ; et puis retournoient en leurs lieux. Si fut cette chose commencée par grand’humilité et pour prier à Notre Seigneur qu’il volsist refreindre son ire et cesser ses verges : car en ce temps, par tout le monde généralement, une maladie que on clame Épidémie couroit, dont bien la tierce partie du monde mourut[2] ; et furent faites par ces pénitences plusieurs belles paix de morts d’hommes, où en devant on ne pouvoit être venu par moyens ni autrement. Si ne dura point cette chose long terme ; car l’église alla au devant. Et n’en entra oncques mal au royaume de France ; car le roi le défendit, par la inhibition et correction du pape qui point ne voulut approuver que cette chose fût de vaille à l’âme, pour plusieurs grands articles de raison que il y mit, desquels je me passerai assez brièvement. Et furent tous bénéficiers et tous clercs qui été y avoient excommuniés ; et en convint les plusieurs aller en cour de Rome pour eux purger et faire absoldre.

En ce temps furent généralement par tout le monde pris les Juifs, et ars, et acquis leurs avoirs aux seigneurs, excepté en Avignon et en la terre de l’Église dessous les clefs du pape. Cils povres Juifs qui ainsi escacés étoient, quand ils pouvoient venir jusques à là, n’a voient garde de mort. Et avoient les Juifs sorti bien cent ans auparavant que, quand une manière de gens apparroient au monde qui venir devoient, qui porteroient flaiaus de fer, ainsi le bailloit leur sort, ils seroient tous détruits ; et cette exposition leur fut éclaircie quand les dessus dits pénitenciers allèrent eux battant, ainsi que dessus est dit[3].


CHAPITRE VI.


Comment le roi Philippe de France mourut et comment le roi Jean son fils, les trêves étant expirées, reconquit la ville de Saint-Jean-d’Angely.


En l’an de grâce Notre Seigneur mccc et l, trépassa de ce siècle le roi Philippe de France[4]. Il fut ensepveli en l’abbaye de Saint-Denis[5] et

  1. Robert d’Avesbury parle de ces pénitens qui venaient, dit-il, pour la plupart de Zélande et de Hollande, et traversaient la Flandre pour se rendre à Londres. Ils parcouraient, tout nus de la ceinture en haut, les églises et les lieux publics, en chantant des hymnes en leur langue et en se fouettant jusques au sang. Ils portaient toujours des chapeaux marqués d’une croix rouge par devant et par derrière ; et après s’être fustigés, ils se jetaient à terre tout de leur long en étendant les bras en forme de croix : ils renouvelaient les mêmes processions pendant la nuit.
  2. Il s’agit de la peste qui ravagea presque toute l’Europe pendant quelques années. C’est celle que Bocace a décrite d’une manière si admirable dans son Décaméron, et dont mourut le célèbre historien Giovani Villani.
  3. Ici finit l’addition tirée par M. Johnes, de deux manuscrits de sa bibliothèque.
  4. Il mourut, suivant les grandes chroniques, le dimanche 22 août, à Nogent-le-Roi.
  5. Le corps fut enterré à Saint-Denis, au côté gauche du grand autel, suivant les grandes chroniques. Les entrailles furent déposées aux Jacobins de Paris et le cœur à Bourfontaine, chartreuse située dans la forêt de Villers-Cotterets.