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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tellement qu’ils furent tous morts et mis à bord, et la nef conquise.

Je ne puis mie de tous parler ni dire : « Cil le fit bien, et cil mieux. » Mais là eut, le terme qu’elle dura, moult forte bataille et moult âpre ; et donnèrent les Espaignoïs au roi d’Angleterre et à ses gens moult à faire. Toutefois finablement la besogne demeura pour les Anglois, et y perdirent les Espaignols quatorze nefs. Le demeurant passèrent outre et se sauvèrent. Quand ils furent tous passés et que le dit roi et ses gens ne se savoient à qui combattre, ils sonnèrent leurs trompettes de retraite : si se mirent à voie devers Angleterre et prirent terre à Rye et à Wincenesée un peu après jour failli.

À cette propre heure issirent le roi et ses enfans, le prince et le comte de Richemont, le duc de Lancastre et aucuns barons qui là étoient, hors de leurs nefs, et prirent chevaux en la ville, et chevauchèrent devers le manoir de la roine qui n’étoit mie deux lieues angloises loin de là. Si fut la roine grandement réjouie quand elle vit son seigneur et ses enfans ; et avoit en ce jour tamainte grande angoisse de cœur, pour la doutance des Espaignols ; car à ce lez-là des côtes d’Angleterre on les avoit des montagnes bien vu combattre ; car il avoit fait moult clair et moult bel. Si avoit-on dit à la roine, car elle l’avoit voulu savoir, que les Espaignols avoient plus de quarante grosses nefs. Pour ce fut la roine toute reconfortée quand elle vit son mari et ses enfans. Si passèrent celle nuit les seigneurs et les dames en grand revel en parlant d’armes et d’amour. À lendemain revinrent devers le roi la greigneure partie des barons et chevaliers qui à la bataille avoient été : si les remercia le roi grandement de leur bien fait et de leur service, et puis prirent congé, et s’en retourna chacun chez soi[1].


CHAPITRE IV.


Comment messire Geoffroy de Chargny surprit Aimery de Pavie en son châtel et le fit mourir en la ville de Saint-Omer.


Vous avez ci-dessus bien ouï recorder comment Aimery de Pavie, un Lombard, dut rendre et livrer le châtel et la forte ville de Calais aux François pour une somme de florins, et comment il leur en chéi. Voir est que messire Geoffroy de Chargny et les autres chevaliers qui avec lui furent menés en prison en Angleterre se rançonnèrent au plus tôt qu’ils purent et payèrent leurs rançons et puis retournèrent en France. Si s’en revint comme en devant le dit messire Geoffroy demeurer en la ville de Saint-Omer, par l’institution du roi Philippe de France. Si entendit le dessus dit que cil Lombard étoit amassé en un petit châtel en la marche de Calais que on dit Frétin, que le roi d’Angleterre lui avoit donné. Et se tenoit là tout coi le dit Aimery et donnoit du bon temps ; et avoit avec lui une trop belle femme à amie que il avoit amenée d’Angleterre. Et cuidoit que les François eussent oublié la courtoisie qu’il leur avoit faite ; mais non avoient, ainsi que bien apparut : car si très tôt que messire Geoffroy sçut que le dit Aimery étoit là arrêté, il enquit et demanda secrètement à ceux du pays qui connoissoient celle maison de Frétin, si on le pourroit avoir. Il en fut informé que oil trop légèrement ; car cil Aimery ne se tenoit en nulle doute ; mais aussi segur en son châtel, sans garde et sans guet, que donc qu’il fût à Londres ou en Calais.

Adonc le dit messire Geoffroy ne mit mie en nonchaloir celle besogne ; mais fit en Saint-Omer une assemblée de gens d’armes tout secrètement, et prit les arbalétriers de la ville avec lui ; et se partit de Saint-Omer sur une vespre ; et chemina tant toute nuit avec ses gens que, droitement au point du jour, ils vinrent à Frétin. Si environnèrent le châtelet qui n’étoit mie grand, et entrèrent cils de pied ens ès fossés, et firent tant qu’ils furent outre. Les menées de laiens s’éveillèrent pour la friente, et vinrent à leur maître qui se dormoit, et lui dirent : « Sire, or tôt, levez-vous sus, car il y a là dehors grands gens

  1. Matteo Villani raconte cette bataille entre les Anglais et les Espagnols dans le dernier chapitre de son premier livre. Walsingham en parle aussi page 169 de son Histoire d’Angleterre. Suivant Matteo Villani, le roi de Castille, ayant appris l’intention qu’avait Édouard de se venger des pertes que lui avaient fait éprouver les pirates Espagnols, envoya au-devant de la flotte, commandée par Édouard en personne et par deux de ses fils, une autre flotte considérable qui fut battue après un combat des plus acharnés. Walsingham termine ainsi son récit : « Captæ sunt ibi igitur viginti sex naves magnæ, reliquis submersis vel in fugam versis. In hoc conflictu, dum Hispani timidi et superbi atque fidentes in robore suo et strenuitate, dedignantur se reddere, jussu regis Edwardi omnes miserabiliter perierunt, alii ferro cæsi, alii aquis submersi. »