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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

giner. Et me semble que si les Anglois avoient grand désir d’eux trouver, encore l’avoient-ils greigneur, ainsi que on vit l’apparant, et que je vous dirai ci-après. Ces Espaignols étoient bien dix contre un, parmi les soudoyers que ils avoient pris et retenus à gages en Flandre. Si se sentoient et tenoient forts assez pour combattre sur mer le roi d’Angleterre et sa puissance ; et en celle entente s’en venoient-ils tout nageant et singlant à plein vent, car ils l’avoient pour eux, par devers Calais. Le roi d’Angleterre, qui étoit sur mer avec sa navie, avoit là ordonné toutes ses besognes et dit comment il vouloit que on se combattît et que on fît ; et avoit monseigneur Robert de Namur fait maître d’une nef que on appeloit la Salle du Roi, où tous ses hôtels étoient.

Si se tenoit le roi d’Angleterre au chef de sa nef, vêtu d’un noir jake de velvet, et portoit sur son chef un noir chapelet dé bièvre, qui moult bien lui séoit. Et étoit adonc, selon ce qui dit me fut par ceux qui avec lui étoient pour ce jour, aussi joyeux que on ne le vit oncques. Et faisoit ses ménestrels corner devant lui une danse d’Allemaigne, que messire Jean Chandos, qui là étoit, avoit nouvellement rapportée ; et encore par ébatement il faisoit le dit chevalier chanter avec ses ménestrels, et y prenoit grand’plaisance : et à la fois regardoit en haut ; car il avoit mis une guette au château de sa nef pouir noncer quand les Espaignols viendroient. Ainsi que le roi étoit en ce déduit, et que tous les chevaliers étoient moult lies de ce que ils le voyoient si joyeux, là guette, qui pénètre la navie des Espaignols, dit : « Ho ! j’en vois une venir ! et me semble une nef d’Espaigne. » Lors s’apaisèrent les ménestrels. Et lui fut de rechef demandé si il en voyoit plus ; assez tôt après il répondît et dit : « Oil, j’en vois deux, et puis trois, et puis quatre. » Et puis dit, quand il vit la grosse flotte : « J’en vois tant, si Dieu m’ayt, que je ne les puis compter. » Adonc connurent bien le roi et ses gens que c’étoient les Espaignols. Si fit le roi sonner ses trompettes ; et se remirent et recueillirent ensemble toutes leurs nefs pour être en meilleur ordonnance et gésir plus segurement : car bien savoient que ils auroient la bataille, puisque les Espaignols venoient en si grand’flotte. Jà étoit tard, ainsi que sur l’heure de vespres ou environ. Si fit le roi apporter le vin, et but, et tous ses chevaliers ; et puis mit le bassinet en la tête ; et aussi firent tous les autres.

Tantôt approchèrent les Espaignols qui s’en fussent bien allés sans combattre, si ils volsissent : car selon ce qu’ils étoient bien frétés et en grands vaisseaux et avoient le vent pour eux, ils n’eussent jà parlé aux Anglois si ils volsissent : mais par orgueil et par présomption ils ne daignèrent passer devant eux qu’ils ne parlassent ; et s’en vinrent tout de fait et par grand’ordonnance commencer la bataille.

Quand le roi d’Angleterre, qui étoit en sa nef, en vit la manière, si adressa sa nef contre une nef espaignole qui venoit tout devant, et dit à celui qui gouvernoit son vaisseau : « Adressez-vous contre cette nef qui vient ; car je voeil joûter contre li. »

Le maronnier n’eût jamais osé faire le contraire puisque le roi le vouloit. Si s’adressa contre cette nef espaignole qui s’en venoit au vent de grand randon. La nef du roi étoit forte et bien loyée ; autrement elle eût été rompue ; car elle et la nef espaignole, qui étoit grande et grosse, s’encontrèrent de telle ravine que ce sembla une tempête qui là fût chue ; et du rebombe qu’ils firent, le château de la nef du roi d’Angleterre consuivit le château de la nef espaignole par telle manière, que la force du mât le rompit amont sur le mât où il séoit, et le renversa en la mer. Si furent cils noyés et perdus qui ens étoient. De cel encontre fut la nef du dit roi si étonnée que elle fut craquée et faisoit aigue, tant que les chevaliers du roi s’en perçurent : mais point ne le dirent encore au roi. Mais s’ensonnièrent de vider et de puiser. Adonc dit le roi, qui regarda la nef contre qui il avoit jouté qui se tenoit devant lui : « Accrochez ma nef à cette ; car je la voeil avoir. » Donc répondirent ses chevaliers : « Sire, laissez aller cette ; vous aurez meilleur. » Cette nef passa outre, et une autre grosse nef vint. Si accrochèrent à crocs de fer et de chaînes les chevaliers du roi leur nef à cette. Là se commença bataille dure, forte et fière ; et archers à traire, et Espaignols à eux combattre et défendre de grand’volonté ; et non pas tant seulement en un lieu, mais en dix ou en douze. Et quand ils se voyoient à jeu parti au plus fort de leurs ennemis, ils s’accrochoient et là faisoient merveilles d’armes. Si ne l’a voient mie les Anglois