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LIVRE I. — PARTIE II.

avoient faits sur mer aux Anglois. Dont il avint que, en celle année, les Espaignols qui étoient venus en Flandre pour leurs marchandises, furent informés que ils ne pourroient retourner en leur pays qu’ils ne fussent rencontrés des Anglois. Sur ce eurent conseil les Espaignols et avis qu’ils n’en fissent mie trop grand compte ; et se pourvurent bien et grossement, et leurs nefs et leurs vaisseaux, à l’Escluse, de toutes armures et de bonne artillerie, et retinrent toutes manières de gens, soudoyers, archers et arbalétriers qui vouloient prendre et recevoir leurs saudées ; et attendirent tous l’un l’autre ; et firent leurs emplettes et marchandises, ainsi qu’il appartenoit.

Le roi d’Angleterre, qui les avoit grandement enhay, entendit qu’ils se pourvoyoient grossement. Si dit tout haut : « Nous avons manerié les Espaignols de long-temps a ; et nous ont fait plusieurs dépits ; et encore n’en viennent-ils à nul amendement, mais se fortifient contre. Si faut qu’ils soient recueillis au repasser. » À cette devise s’accordèrent légèrement ses gens qui désiroient que les Espaignols fussent combattus. Si fit le dit roi un grand et espécial mandement de tous ses gentilshommes qui pour le temps étoient en Angleterre, et se partit de Londres, et s’en vint en la comté d’Exesses[1] qui séoit sur la mer entre Hantonne et Douvres, à l’encontre du pays de Ponthieu et de Dieppe ; et vint là tenir son hôtel en une abbaye sur la mer. Et proprement madame la roine sa femme y vint.

En ce temps vint devers le roi, et là en ce propre lieu, cil gentil chevalier messire Robert de Namur qui nouvellement étoit revenu d’outre mer. Si lui chéi si bien qu’il fût à celle armée ; et fut le roi d’Angleterre moult réjoui de sa venue. Quand le roi dessus nommé sçut que point fut que les Espaignols devoient repasser, il se mit sur mer à moult belle gent d’armes, chevaliers et écuyers, et à plus grand’quantité de hauts seigneurs que oncques en uist en nul voyage que il fesist.

En celle année avoit-il fait et créé son cousin, le comte Henry Derby, duc de Lancastre, et le baron de Stanford comte de Stanford. Si étoient avec lui en celle armée, à ses deux fils le prince de Galles et Jean comte de Richemont : mais cil étoit encore si jeune que point il ne s’armoit, mais l’avoit le prince avec lui en sa nef, pour ce que moult l’aimoit. Là étoient le comte d’Arondel, le comte de Norhantonne, le comte de Herford, le comte de Suffolch, le comte de Warvich, messire Regnault de Cobehen, messire Gautier de Mauni, messire Thomas de Hollande, messire Louis de Beauchamp, messire James d’Audelée, messire Bietremieus de Brues, le sire de Percy, le sire de Moutbrai, le sire de Neufville, le sire de Clifford, le sire de Ros, le sire de Grastoch, le sire de Bercler et moult d’autres. Et étoit le roi là accompagné de quatre cents chevaliers. Ni oncques n’eut tant de grands seigneurs ensemble, en besogne où il fut, comme il eut là. Si se tinrent le roi et ses gens sur mer en leurs vaisseaux, tous frétés et appareillés pour attendre leurs ennemis ; car ils étoient informés que ils devoient repasser, et point n’attendroient longuement ; et se tinrent à l’ancre trois jours entre Douvres et Calais.

Quand les Espaignols eurent fait leur emplette et leur marchandise, et ils eurent cargé leurs vaisseaux de draps, de toiles et de tout ce que bon et profitable leur sembloit pour remener en leur pays, et bien savoient que ils seroient rencontrés des Anglois, mais de tout ce ne faisoient-ils compte, ils s’en vinrent en la ville de l’Escluse, et entrèrent en leurs vaisseaux ; et là les avoient-ils pourvus tellement et si grossement de toute artillerie que merveille seroit à penser, et aussi de gros barreaux de fer forgés et faits tous faitis pour lancer et pour effondrer nefs, en lançant de pierres et de cailloux sans nombre. Quand ils perçurent qu’ils avoient le vent pour eux, ils se désancrèrent ; et étoient quarante grosses nefs tout d’un train, si fortes et si belles que plaisant les faisoit voir et regarder ; et avoient à mont les mâts, châteaux breteskés[2], pourvus de pierres et de cailloux pour jeter, et brigands qui les gardoient. Là étoient encore sur ces mâts les estrannières[3] armoyées et ensegivées de leurs enseignes qui baulioient au vent et ventiloient et frétilloient ; c’étoit grand’beauté du voir et ima-

  1. Ce doit être le comté de Sussex et non le comté d’Essex : le premier est le seul qui réponde à la position désignée. Johnes dit aussi Sussex.
  2. Les Breteskés ou Breteches étaient des tours de bois mobiles construites pour l’attaque et la défense : on en plaçait souvent à bord des vaisseaux. Ce mot se prend quelquefois pour créneaux.
  3. Étendards.