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LIVRE I. — PARTIE II.

fournissaient les grandes chroniques de France, dites Chroniques de Saint-Denis. Il n’y avait pas possibilité de se méprendre sur l’origine de l’emprunt ; mais alors les ouvrages non écrits en grec et en latin n’inspiraient pas assez de respect pour qu’on se fît le moindre scrupule de les abréger, allonger et dénaturer, à l’ordre de celui qui commandait la copie. Les premiers éditeurs des Froissart insérèrent à leur tour ce pastiche sans aucune remarque, et comme si tout cela eût été en effet d’une pièce et d’une main.

Un traducteur anglais de nos jours, M. Johnes, fut le premier qui donna sur Froissart un travail un peu consciencieux, et qui s’aperçut de cette bizarre intercalation. Deux manuscrits de Froissart, qu’il possédait dans sa belle bibliothèque de Hafod, le mirent sur la voie et lui fournirent une variante d’une tout autre plume, qu’on pouvait cette fois soupçonner être celle de Froissart.

Un manuscrit français qui avait appartenu au prince de Soubise, manuscrit aujourd’hui perdu et dont j’ai acheté une copie de M. Dacier, est venu confirmer ces conjectures. Il contient textuellement, non-seulement les quinze pages fournies par Johnes dans sa traduction, mais il les complète par près de seize fois autant d’autres, évidemment écrites de la même plume que le fragment de Johnes et le reste des Chroniques, car Froissart n’est pas un écrivain dont ses confrères du xive et du xve siècle pussent aussi heureusement reproduire la naïveté, l’abondance et la gracieuse facilité de style. Après un mûr examen, j’ai adopté cette leçon, qui forme les vingt-deux premiers chapitres de ce livre, servant comme de transition entre les deux batailles de Crécy et de Poitiers, et je les ai substituées au sec et informe Memorandum qui formait douze chapitres fort courts et fort secs empruntés autrefois aux grandes chroniques. Ainsi se trouve rattachée la partie écrite par Froissart d’après ses renseignemens personnels et dans la maturité de son âge, à la partie qu’il avait écrite dans sa première jeunesse d’après les Mémoires de Jean-le-Bel. Ainsi se trouvent parfaitement liées, et sans lacune ni désaccord, les diverses parties de ce bel ensemble.

J. A. C. Buchon.


CHAPITRE PREMIER.


Comment trépassèrent de ce monde la roine de France et la duchesse de Normandie, et comment le roi de France et son fils se remarièrent.


En celle année trépassa de ce siècle la roine de France, femme au roi Philippe, et sœur germaine au duc Ode de Bourgogne. Aussi fit madame Bonne ducoise de Normandie, fille au gentil roi de Behaigne qui demeura à Crécy. Si furent le père et le fils veves de leurs deux femmes[1].

Assez tôt après se remaria le roi Philippe à madame Blanche[2] fille du roi Louis de Navarre[3] qui mourut devant Argesille[4], et aussi se remaria le duc Jean de Normandie fils ains-né du roi de France à la comtesse de Boulogne[5], qui veuve étoit de monseigneur Philippe de Bourgogne, son cousin germain, qui mort avoit été devant Aiguillon en Gascogne[6]. Comment que ces dames fussent moult prochaines de sang et de lignage au père et au fils, si fut ce tout fait par la dispensation du pape Clément qui régnoit pour ce temps.


CHAPITRE II.


Comment le jeune comte Louis de Flandre épousa la fille au duc de Brabant, et comment il rentra en jouissance de ses droits.


Vous avez ci-dessus bien ouï conter comment le jone comte Louis de Flandre fiança en l’ab-

  1. La reine Jeanne de Bourgogne et Bonne de Luxembourg, duchesse de Normandie, moururent en 1349. L’épitaphe placée autrefois sur le tombeau de Bonne de Luxembourg, dans l’abbaye de Maubuisson, fixe la date de sa mort au 11 septembre 1349.
  2. Matteo Villani raconte que le duc Jean voulait épouser Blanche, mais que le roi profita d’un voyage de son fils pour l’épouser lui-même en son absence.
  3. Blanche n’était pas fille de Louis de Navarre, mais de Philippe III de Navarre.
  4. Il mourut à Xerez le 16 septembre 1343.
  5. Presque tous les historiens modernes ont fixé le second mariage du roi et celui de Jean son fils en 1349, suivant notre manière actuelle, sans avoir égard au témoignage des Chroniques de France qui placent le premier de ces mariages au mois de janvier, le second au mois de février 1349, c’est-à-dire 1350. Il était cependant facile d’éviter cette erreur. La date des jours où il est dit que ces mariages furent faits, savoir le mardi 19 janvier celui du roi, et le mardi 9 février celui de Jean son fils aîné, détermina exactement la fixation de l’année. Qu’on ouvre le calendrier de l’Art de vérifier les dates, on verra qu’en l’année 1350, lettre dominicale C, Pâques le 28 mars, le 19 janvier est en effet le mardi, et le 9 février pareillement le mardi. Si cette date eût été fixée, nos historiens modernes n’auraient pas été obligés, pour donner au roi et à son fils la liberté de se marier en secondes noces au commencement de l’année 1349, de faire mourir leurs premières femmes en 1348, contre le témoignage formel des Chroniques de France et du continuateur de Nangis, qui placent leur mort en 1349.
  6. Il mourut d’une chute de cheval.