Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/348

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
280
[1350]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Gautier de Mauny et messire Regnault de Cobehen, qui de-lez lui étoient, le aidèrent à relever.

Là furent bons chevaliers messire Geffroy de Chargny, messire Jean de Landas, messire Hector et messire Gauvain de Bailleul, le sire de Créqui et les autres : mais tous les passoit, de bien combattre et vaillamment, messire Eustache de Ribeumont.

Que vous ferois-je long record ? La journée fut pour les Anglois, et y furent tous pris ou morts ceux qui avec messire Geffroy étoient au dehors de Calais. Et là furent morts, dont ce fut dommage, messire Henry du Bois et messire Pepin de Were, deux moult vaillans chevaliers, et pris messire Geffroy de Chargny et tous les autres. Et tout le dernier qui y fut pris, et qui ce jour y fit moult d’armes, ce fut messire Eustache de Ribeumont ; et le conquit le roi d’Angleterre par armes ; et lui rendit le dit messire Eustache son épée, non qu’il sçût que ce fût le roi, ains cuidoit que ce fût un des compagnons messire Gautier de Mauny ; et se rendit à lui pour celle cause que ce jour il s’étoit continuellement combattu à lui ; et bien véoit messire Eustache aussi que rendre le convenoit. Si baissa son épée au roi et lui dit : « Chevalier, je me rends votre prisonnier. » Et le roi le prit qui en eut grand’joie.

Ainsi fut cette besogne achevée, qui fut dessous Calais, en l’an de grâce mil trois cent quarante neuf, droitement le premier jour de janvier[1].


CHAPITRE CCCXXIX.


D’un chapelet de perles que le roi d’Angleterre donna à messire Eustache de Ribeumont.


Quand cette besogne fut toute passée, le roi d’Angleterre se retraist à Calais et droit au châtel, et là fit mener tous les chevaliers prisonniers. Adonc sçurent bien les François que le roi d’Angleterre avoit là été en propre personne et dessous la bannière à monseigneur Gautier de Mauny : si en furent plus joyeux tous les prisonniers, car ils espéroient qu’ils en vaudroient mieux. Si leur fit dire le roi de par lui que, celle nuit de l’an, il leur vouloit à tous donner à souper en son châtel de Calais ; et leur vint à grand’plaisance. Or vint l’heure de souper que les tables furent mises et que le roi et les chevaliers furent tous appareillés, et friquement et richement vêtus de neuves robes, ainsi comme à eux appartenoit, et tous les François aussi qui faisoient grand’chère quoiqu’ils fussent prisonniers ; mais le roi le vouloit.

Quand le souper fut appareillé, le roi lava et fit laver tous ses chevaliers : si s’assit à table, et les fit seoir de-lez lui moult honorablement ; et les servirent du premier mets le gentil prince de Galles et les chevaliers d’Angleterre ; et au second mets ils allèrent seoir à une autre table ; si furent servis bien et à paix et à grand loisir.

Quand on eut soupé, on leva les tables ; si demeura le dit roi en la salle entre ces chevaliers françois et anglois, et étoit à nu chef ; et portoit un chapelet de fines perles sur son chef. Si commença le roi à aller de l’un à l’autre et à entrer en parole. Si s’en vint sa voie et s’adressa sur monseigneur Geffroy de Chargny ; et là, en parlant à lui, il changea un peu de contenance, car il le regarda sur côté en disant : « Messire Geffroy, je vous dois par raison petit aimer, quand vous vouliez par nuit embler ce que j’ai si comparé, et qui m’a coûté tant de deniers. Si suis moult lie, quand je vous ai pris à l’épreuve : vous en vouliez avoir meilleur marché que je n’en ai eu, qui le cuidiez avoir pour vingt mille écus : mais Dieu m’a aidé, que vous avez failli à votre entente ; encore m’aidera-t-il, si il lui plait, à ma plus grand’entente. »

À ces mots passa outre le roi et laissa ester monseigneur Geffroy, qui nul mot n’avoit répondu ; et s’en vint devers monseigneur Eustache de Ribeumont et lui dit tout joyeusement : « Messire Eustache, vous êtes le chevalier du monde que je visse oncques mieux ni plus vassamment assaillir ses ennemis ni son corps défendre ; ni ne trouvai oncques, en bataille là où je fusse, qui tant me donnât à faire corps à corps

  1. Quelques manuscrits et les imprimés portent : « En l’an de grâce notre Seigneur mil trois cent quarante huit, droitement le dernier jour de décembre. » Le témoignage du plus grand nombre des manuscrits les plus authentiques, joint à celui des grandes chroniques de France, de Robert d’Avesbury et de Walsingham, qui placent l’événement dont il s’agit à la fin de l’année 1349, suffit pour faire rejeter la date qui lui est assignée par ces manuscrits et par les imprimés. Il est inutile d’observer que, suivant l’ancienne méthode de commencer l’année à Pâques, on attribuait à l’année précédente tout le temps qui s’écoulait depuis le mois de janvier jusqu’à cette époque, et qu’ainsi le premier janvier 1349 doit être réputé, suivant notre manière actuelle de compter, le premier janvier de l’année 1350.