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LIVRE I. — PARTIE I.

et à bannières, et plus n’en y eut à celle journée. Si fut tantôt la grand’porte ouverte, et issirent les dessus dits tous hors. Quand les François les virent issir, et ils ouïrent écrier : « Mauny, Mauny, à la rescousse ! » ils virent bien qu’ils étoient trahis. Là dit messire Geffroy de Chargny une haute parole à messire Eustache de Ribeumont et à messire Jean de Landas, qui n’étoient mie trop loin de lui : « Seigneurs, le fuir ne nous vaut rien, et si nous fuyons, nous sommes perdus davantage ; mieux vaut que nous nous défendions de bonne volonté contre ceux qui viennent, que, en fuyant comme lâches et recrus, nous soyons pris et déconfits : espoir sera la journée pour nous. » — « Par Saint Denis, répondirent les chevaliers, sire, vous dites voire ; et mal ait qui fuira. »

Lors se recueillirent tous ses compagnons et se mirent à pied, et chassèrent leurs chevaux en voie, car ils les sentoient trop foulés. Quand le roi d’Angleterre les vit ainsi faire, si fit arrêter tantôt la bannière dessous qui il étoit, et dit : « Je me voudrai cy adresser et combattre : on fasse la plus grand’partie de nos gens traire avant vers la rivière et le pont de Nieulay ; car j’ai entendu qu’il y en a là grand’foison à pied et à cheval. »

Tout ainsi que le roi l’ordonna, il fut fait. Si se départirent de sa route jusques à six bannières et trois cents archers, et s’en vinrent vers le pont de Nieulay que messire Moreau de Fiennes et le sire de Creseques gardoient. Et étoient les arbalétriers de Saint-Omer et d’Aires entre Calais et ce pont, lesquels eurent en ce premier rencontre dur hutin. Et en y eut, que occis sur la place que noyés, plus de six vingt, car ils furent tantôt déconfits et chassés jusques à la rivière, car il étoit encore moult matin, mais tantôt fut jour. Si tinrent ce pont les chevaliers de Picardie, le sire de Fiennes et les autres un grand temps ; et là eut fait maintes grands appertises d’armes de l’un lez et de l’autre. Mais le dit messire Moreau de Fiennes, le sire de Creseques, et les autres chevaliers qui là étoient, virent bien que en la fin ils ne le pourroient tenir, car les Anglois croissoient toujours, qui issoient hors de Calais, et leurs gens amenrissoient Si montèrent sur leurs coursiers, ceux qui les avoient, et montrèrent les talons ; et les Anglois après en chasse.

Là eut en celle journée grand enchas et dur, et maint homme renversé ; et toutes fois les hien montés le gagnèrent. Et se sauvèrent le sire de Fiennes, le sire de Creseques, le sire de Sempy, le sire de Longvillier, le sire de Mannier ; et en y eut aussi moult de pris par leur outrage, qui se fussent bien sauvés si ils eussent voulu. Mais quand il fut haut jour et ils purent connoître l’un l’autre, aucuns chevaliers et écuyers se recueillirent ensemble et se combattirent moult vaillamment aux Anglois, et tant qu’il y eut des François qui prirent de bons prisonniers, dont ils eurent honneur et profit.


CHAPITRE CCCXXVIII.


Comment les Anglois et les François se combattirent moult vaillamment, et comment finalement les François furent tous morts ou pris.


Nous parlerons du roi d’Angleterre qui là étoit, sans la connoissance de ses ennemis, dessous la bannière messire Gautier de Mauny, et conterons comment il persévéra ce jour. Tout à pied et de bonne ordonnance, il s’en vint avec ses gens requerre ses ennemis qui se tenoient moult serrés, leur lances retaillées de cinq pieds par devant eux. De première venue, il y eut dur encontre et fort boutis[1] ; et s’adressa le roi dessus messire Eustache de Ribeumont, lequel étoit moult fort chevalier et hardi et de grand’emprise, et qui recueillit le roi moult chevalereusement, non qu’il le connût, ni il ne savoit à qui il avoit à faire. Là se combattit le roi au dit messire Eustache moult longuement et messire Eustache à lui, et tant qu’il les faisoit moult plaisant voir.

Depuis, tout en combattant, fut leur bataille rompue, car deux grosses routes des uns et des autres vinrent celle part qui les départirent. Là eut grand estour et dur et bien combattu ; et y furent François et Anglois, chacun en son convenant, très bons chevaliers. Là eut fait plusieurs grands appertises d’armes ; et ne s’y épargna le roi d’Angleterre néant, mais étoit toudis entre les plus drus ; et eut de la main ce jour le plus à faire à messire Eustache de Ribeumont. Là fut son fils, le jeune prince de Galles, très bon chevalier ; et fut le roi abattu à genoux, si comme je fus informé, par deux fois, du dessus dit messire Eustache de Ribeumont ; mais messire

  1. Combat en poussant.