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LIVRE I. — PARTIE I.

aux François et me veux trahir. Tu as bien desservi mort. » Aimery fut tout ébahi des paroles du roi, car il se sentoit forfait. Si se jeta à genoux devant le roi et dit, en priant mercy à jointes mains : « Ha ! gentil sire, pour Dieu ! mercy. Il est bien voir ce que vous dites ; mais encore se peut bien le marché tout dérompre, car je n’en reçus oncques denier. »

Le gentil roi d’Angleterre eut pitié du Lombard que moult avoit aimé[1], car il l’avoit nourri d’enfance et dit : « Aimery, si tu veux faire ce que je te dirai, je te pardonnerai mon mautalent. » Aimery, qui grandement se reconforta de celle parole, dit : « Monseigneur, je le ferai, quoique coûter me doive, tout ce que vous me commanderez. » — « Je veux, dit le roi, que tu poursuives ton marché ; et je serai si fort en la ville de Calais, à la journée, que les François ne l’auront mie, ainsi qu’ils cuident. Et pour toi aider à excuser, si Dieu me veuille aider, j’en sais pire gré à messire Geffroy de Chargny que à toi, qui en bonnes trêves a ce pourchassé. »

Aimery de Pavie se leva atant devant le roï, qui en genoux et en grand’cremeur avoit été, et dit : « Certes, très cher sire, par son pourchas voirement a ce été, et non pas par le mien, car jamais je n’y eusse osé penser. » — « Or, va, dit le roi, et fais la besogne ainsi que je t’ai dit ; et le jour que tu devras livrer le châtel, si le me signifie. »

En cel état et sur la parole du roi se partit Aimery de Pavie et s’en retourna arrière à Calais, et ne fit nul semblant à ses compagnons de chose qu’il eut emprise à faire. Messire Geffroy de Chargny, qui se tenoit pour tout assuré d’avoir le châtel de Calais, se pourvut de l’argent ; et crois qu’il n’en parla oncques au roi de France, car le roi ne lui eut jamais conseillé à ce faire, pour la cause des trêves qu’il eut enfreintes. Mais le dit messire Geffroy de Chargny s’en découvrit bien secrètement à aucuns chevaliers de Picardie, qui tous furent de son accord, car la prise de Calais leur touchoit trop malement ; et à tels que au seigneur de Fiennes, à messire Eustache de Ribeumont, à messire Jean de Landas, à messire Pépin de Were, au seigneur de Créqui, à messire Henry du Bois, et à plusieurs autres ; et avoit sa chose si bien appareillée qu’il devoit avoir cinq cents lances. Mais la greigneur partie de ces gens d’armes ne savoient où il les vouloit mener, fors tant seulement aucuns grands barons et bons chevaliers, auxquels il touchoit bien de le savoir. Si fut cette chose si approchée que, droitement la nuit de l’an, la chose fut arrêtée d’être faite, et devoit le dit Aimery délivrer le château de Calais en celle nuit[2]. Si le signifia le dit Aimery, par un sien frère, ainsi qu’il avoit promis, au roi d’Angleterre.


CHAPITRE CCCXXVII.


Comment le roi d’Angleterre et le prince son fils vinrent à Calais sous la bannière messire Gautier de Mauny et comment ils se combattirent durement contre messire Geffroy de Chargny.


Quand le roi sçut ces nouvelles et la certaineté du jour qui arrêté y étoit, si manda messire Gautier de Mauny, en qui il avoit grand’fiance, et plusieurs autres chevaliers et écuyers pour mieux fournir son fait. Quand messire Gautier fut venu, il lui contai pourquoi il l’avoit mandé et qu’il le vouloit mener à Calais.

Si se partit le roi d’Angleterre, à trois cents hommes d’armes et six cents archers, de la cité de Londres, et s’en vint à Douvres, et emmena son fils le jeune prince avec lui. Si montèrent le dit roi et ses gens au port de Douvres, et vinrent sur une avesprée à Calais, et s’y embuchèrent si coiement que nul n’en sçut rien pourquoi ils étoient venus là. Si se boutèrent les gens du roi dedans le châtel, en tours et en chambres, et le roi même ; et ordonna ainsi et dit à messire Gautier de Mauny : « Messire Gautier, je veux que vous soyez de cette besogne chef ; car moi et mon fils nous combattrons dessous votre bannière. » Messire Gautier répondit : « Monseigneur, Dieu y ait part ! si me ferez haute honneur. »

Or vous dirai de messire Geffroy de Chargny, qui ne mit mie en oubli l’heure qu’il devoit être à Calais, mais fit son amas de gens d’armes et d’arbalétriers en la ville de Saint-Omer, et puis se partit le soir et chevaucha avec sa route, et fit tant que après minuit[2] il vint assez près

  1. Aimery de Pavie fut nommé par Édouard, commandant de ses vaisseaux, le 24 avril 1348, à Westminster. Avesbury assure qu’Aimery avait consulté le roi avant de s’engager dans ce complot.
  2. a et b Le 1er janvier 1350.