Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
276
[1349]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tenoient, et puis les revendoient à ceux du pays bien et chèrement. Si en devenoient les aucuns, qui se fesoient maîtres par dessus les autres, si riches que c’étoit merveille. Et en y eut bien un entre les autres, que on appeloit Croquard, qui avoit été en son commencement un pauvre garçon et long-temps page du seigneur d’Ercle en Hollande. Quand ce Croquard commença à devenir grand, il eut congé et s’en alla ès guerres de Bretagne, et se mit à servir un homme d’armes. Si se porta si bien que, à un rencontre où ils furent, son maître fut tué : mais pour le vasselage de lui, les compagnons l’élurent à être capitaine au lieu de son maître ; et y demeura. Depuis, en bien peu de temps, il gagna tant et acquit et profita par rançons, par prises de villes et de châteaux, qu’il devint si riche qu’on disoit qu’il avoit bien la finance de soixante mille écus, sans les chevaux, dont il avoit bien en son étable vingt ou trente, bons coursiers et doubles roncins. Et avec ce il avoit le nom d’être le plus appert homme d’armes qui fut au pays. Et fut élu pour être à la bataille des Trente[1] ; et fut tout le meilleur combattant de son côté, de la partie des Anglois, où il acquit grand’grâce. Et lui fut promis du roi de France que, si il vouloit revenir François, le roi le feroit chevalier et le marieroit bien et richement, et lui donneroit deux mille livres de revenu par an : mais il n’en voulut rien faire ; et depuis lui meschéy-il, ainsi que je vous dirai. Ce Croquard chevauchoit une fois un jeune coursier fort embridé, que il avoit acheté trois cents écus, et l’éprouvoit au courir. Si l’échauffa tellement que le coursier, outre sa volonté, l’emporta ; si que, à saillir un fossé, le coursier trébucha et rompit à son maître le col. Je ne sais que son avoir devint, ni qui eut l’âme ; mais je sais que Croquard fina ainsi.


CHAPITRE CCCXXVI.


Comment messire Geoffroy de Chargny acheta du capitaine de Calais la ville de Calais ; et comment le roi d’Angleterre le sçut, et quel remède il y mit.


En ce temps[2] se tenoit en la ville de Saint-Omer ce vaillant chevalier messire Geffroy de Chargny ; et l’avoit là le roi de France envoyé pour garder les frontières ; et y étoit et usoit de toutes choses touchant faits d’armes, comme roi. Cil messire Geffroy étoit encore trop durement courroucé de la prise et du conquêt de Calais ; et lui en déplaisoit, par semblant, plus que à nul autre chevalier de Picardie : si mettoit toutes ses ententes et imaginations à regarder comment il le put ravoir. Et sentoit pour ce temps un capitaine en Calais, qui n’étoit mie trop haut homme, ni de l’extraction d’Angleterre. Si s’avisa le dit messire Geffroy que il feroit essayer au dit capitaine, qui s’appeloit Aimery de Pavie, si pour argent il pourroit marchander à lui, par quoi il r’eut en sa baillie la dite ville de Calais ; et s’y inclina, pourtant que celui Aimery étoit Lombard, et Lombards de leur nature sont convoiteux. Oncques de cette imagination le dit messire Geffroy ne put issir ; mais procéda sus et envoya secrètement et couvertement devers cil Aimery : car pour ce temps trêves étoient, et pouvoient ceux de Saint-Omer aller à Calais, et ceux de Calais à Saint-Omer ; et y alloient les gens de l’une à l’autre faire leurs marchandises. Tant fut traité, parlé, et l’affaire demenée secrètement que cil Aimery s’inclina à ce marché ; et dit que, parmi vingt mille écus qu’il devoit avoir au livrer le châtel, il le rendroit. Et se tint le dit messire Geffroy pour tout assuré de ce marché.

Or avint que le roi d’Angleterre le sçut ; je ne sais mie comment ce fut, ni par quelle condition ; mais il manda le dit Aimery qu’il vint parler à lui à Londres. Le Lombard, qui jamais n’eût pensé que le roi d’Angleterre sçût cette affaire, car trop secrètement l’avoit demenée, entra en une nef et arriva à Douvres, et vint à Londres à Westmoustier devers le roi.

Quand le roi vit son Lombard, il le traist d’une part et dit : « Aimery, viens avant : tu sais que je t’ai donné en garde la chose du monde que plus aime après ma femme et mes enfans, le châtel et la ville de Calais, et tu l’as vendue

  1. Cette bataille est postérieure à la date des autres événemens que raconte ici Froissart : elle se donna le 27 mars 1351.
  2. L’auteur des Chroniques de France, chap. 44, raconte la tentative de Geoffroy de Charny sur Calais à la suite d’événemens arrivés dans le mois de décembre 1349. Robert d’Avesbury la fixe au 2 janvier 1349 (1350) in crastino circumcisionis Domini. Walsingbam la place aussi sous cette année. En combinant leur récit avec celui de Froissart, il résulte que cette tentative a dû se faire dans la nuit du 31 décembre 1349 au 1er janvier 1350, ou du 1er au 2 janvier, suivant Avesbury.