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LIVRE I. — PARTIE I.

n’étoit en la compagnie du roi d’Angleterre ou de la roine[1].

En ce temps étoit prisonnier en Angleterre le comte d’Eu et de Ghines ; mais il étoit si frique et si joli chevalier, et si bien lui avenoit quant qu’il faisoit, qu’il étoit partout le bien venu du roi et de la roine, des barons, des dames et des damoiselles d’Angleterre.


CHAPITRE CCCXXIV.


Comment plusieurs escarmouches et plusieurs prises de châteaux et de villes se faisoient entre les Anglois, les Escots et les François.


Toute celle année que celle trêve fut accordée que vous avez ouï, se tinrent les deux rois à paix l’un contre l’autre ; mais pour ce ne demeura mie que messire Guillaume de Douglas, ce vaillant chevalier d’Escosse, et les Escots qui se tenoient en la forêt de Gedours, ne guerroyassent toudis les Anglois partout où ils les pouvoient trouver, quoique le roi d’Escosse leur sire fût pris ; et ne tinrent oncques trêves que le roi de France et le roi d’Angleterre eussent ensemble. D’autre part aussi ceux qui étoient en Gascogne, en Poitou, en Xantonge, tant des François comme des Anglois, ne tinrent oncques fermement trêves, ni respit, qui fut entre les deux rois ; ains gagnoient et conquéroient villes et forts châteaux souvent, les uns sur les autres, par force ou par pourchas, par embler ou par écheler, de nuit ou de jour ; et avenoient souvent de belles aventures, une fois aux Anglois, l’autre fois aux François. Et toujours gagnoient povres brigands à dérober et piller villes et châteaux, et y conquéroient si grand avoir que c’étoit merveille ; et devenoient les uns si riches, par espécial ceux qui se faisoient maîtres et capitaines des autres brigands, que il en y avoit de tels qui avoient bien la finance de soixante mille écus. Au voir dire et raconter, c’étoit grand’merveille de ce qu’ils faisoient : ils épioient, telle fois étoit, et bien souvent, une bonne ville ou un bon châtel, une journée ou deux loin ; et puis s’assembloient vingt ou trente brigands, et s’en alloient tant de jour que de nuit, par voies couvertes, que ils entroient en celle ville ou en cel châtel que épié avoient, droit sur le point du jour, et boutoient le feu en une maison ou en deux. Et ceux de la ville cuidoient que ce fussent mille armures de fer, qui vouloient ardoir leur ville : si s’enfuyoient qui mieux mieux, et ces brigands brisoient maisons, coffres et écrins, et prenoient quant qu’ils trouvoient, puis s’en alloient leur chemin, chargés de pillage.

Ainsi firent-ils à Dousenac[2] et en plusieurs autres villes ; et gagnèrent ainsi plusieurs châteaux, et puis les revendirent.

Entre les autres, eut un brigand en la Languedoc, qui en telle manière avisa et épia le fort châtel de Combourne qui sied en Limosin, en très fort pays durement. Si chevaucha de nuit atout trente de ses compagnons, et vinrent à ce fort châtel, et l’échellèrent et gagnèrent, et prirent le seigneur dedans que on appeloit le vicomte de Combourne, et occirent toute la maisnée de léans, et mirent le seigneur en prison en son châtel même, et le tinrent si longuement qu’il se rançonna atout vingt-quatre mille écus tous appareillés. Et encore détint le dit brigand le dit châtel et le garnit bien, et en guerroya le pays. Et depuis, pour ses prouesses, le roi de France le voulut avoir de-lez lui, et acheta son châtel vingt mille écus ; et fut huissier d’armes du roi de France et en grand honneur de-lez le roi. Et étoit appelé ce brigand Bacon. Et étoit toujours bien monté de bons coursiers, de doubles roncins et de gros palefrois, et aussi bien armé comme un comte et vêtu très richement, et demeura en ce bon état tant qu’il vesqui.


CHAPITRE CCCXXV.


Comment un brigand appélé Croquard devint grand et puissant ès guerres de Bretagne, et comment il fina mauvaisement.


En autelle manière se maintenoit-on au duché de Bretagne, car si faits brigands conquéroient villes fortes et bons chasteaux, et les roboîent et

  1. Georges de Lesnen, médecin de Charles de Blois et Olivier de Bignon, son valet de chambre, déclarent, dans l’enquête qui fut faite pour la canonisation de ce prince, qu’il fut detenu en prison pendant deux ans, qu’on le renfermait toutes les nuits dans une tour, d’où il ne sortait que pour se promener dans la cour du château, où les soldats anglais l’insultaient, et que jamais il ne monta une seule fois à cheval pendant ces deux années, etc.
  2. Petite ville, ou bourg, dans le Limousin, à trois lieues à l’ouest de Tulle.