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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pitié, ni qui pût de grand’pièce parler. Et vraiment ce n’étoit pas merveille ; car c’est grand’pitié de voir hommes décheoir et être en tel état et danger. Le roi les regarda très ireusement, car il avoit le cœur si dur et si épris de grand courroux qu’il ne put parler. Et quand il parla, il commanda que on leur coupât tantôt les têtes. Tous les barons et les chevaliers qui là étoient, en pleurant prioient si acertes que faire pouvoit au roi qu’il en voulût avoir pitié et mercy ; mais il n’y vouloit entendre. Adonc parla messire Gautier de Mauny et dit : « Ha ! gentil sire, veuillez refréner votre courage : vous avez le nom et la renommée de souveraine gentillesse et noblesse ; or ne veuillez donc faire chose par quoi elle soit amenrie, ni que on puisse parler sur vous en nulle vilenie. Si vous n’avez pitié de ces gens, toutes autres gens diront que ce sera grand’cruauté, si vous êtes si dur que vous fassiez mourir ces honnêtes bourgeois, qui de leur propre volonté se sont mis en votre mercy pour les autres sauver. » À ce point grigna le roi les dents et dit : « Messire Gautier, souffrez vous ; il n’en sera autrement, mais on fasse venir le coupe-tête. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, que il convient ceux-ci mourir aussi. »

Adonc fit la noble roine d’Angleterre grand’humilité, qui étoit durement enceinte, et pleuroit si tendrement de pitié que elle ne se pouvoit soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur et dit ainsi : « Ha ! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé : or vous prié-je humblement et requiers en propre don, que pour le fils sainte Marie, et pour l’amour de moi, vous veuilliez avoir de ces six hommes mercy[1]. »

Le roi attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame sa femme, qui pleuroit à genoux moult tendrement ; si lui amollia le cœur, car envis l’eût courroucée au point où elle étoit ; si dit : « Ha ! dame, j’aimasse trop mieux que vous fussiez autre part que cy. Vous me priez si acertes que je ne le vous ose escondire ; et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne ; si en faites votre plaisir. » La bonne dame dit : « Monseigneur, très grands mercis ! » Lors se leva la roine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres d’entour leur cou, et les emmena avec li en sa chambre, et les fit revêtir et donner à dîner tout aise, et puis donna à chacun six nobles, et les fit conduire hors de l’ost à sauveté ; et s’en allèrent habiter et demeurer en plusieurs villes de Picardie.


CHAPITRE CCCXXII.


Comment le sire de Mauny et les deux maréchaux d’Angleterre, du commandement du roi, allèrent prendre la saisine de Calais et mirent les chevaliers, qui dedans étoient, en prison, et firent partir toutes autres gens.


Ainsi fut la forte ville de Calais assiégée par le roi Édouard d’Angleterre, l’an de grâce mil trois cent quarante-six, environ la Saint-Jean décolace, au mois d’août[2], et fut conquise en ce mois l’an mil trois cent quarante-sept. Quand le roi d’Angleterre eut fait sa volonté des six bourgeois de Calais, et il les eut donnés à la roine sa femme, il appela messire Gautier de Mauny et ses deux maréchaux, le comte de Warvich et le baron de Stanfort, et leur dit : « Seigneurs, prenez ces clefs de la ville et du châtel de Calais, si en allez prendre la saisine et la possession ; et prenez les chevaliers qui laiens sont et les mettez en prison, ou leur faites jurer et fiancer prison : ils sont gentils hommes, je les recrerai bien sur leur foi ; et tous autres soudoyers, qui sont là venus pour gagner leur argent, faites-les partir simplement, et tout le demeurant de la ville, hommes et femmes et enfans ; car je vueil la ville repeupler de purs Anglois. »

Tout ainsi fut fait que le roi le commanda. Les deux maréchaux d’Angleterre et le sire de Mauny, à cent hommes tant seulement, s’en vinrent prendre la saisine de Calais, et firent aller ès portes tenir prison messire Jean de Vienne, messire Jean de Surie, messire Baudouin de Bellebourne et les

  1. Après s’être intéressée si vivement au sort de ces six bourgeois, la reine d’Angleterre accepta cependant presque aussitôt la confiscation des maisons que Jean d’Aire, l’un d’entre eux, avait possédées dans Calais.
  2. Cette date n’est pas tout-à-fait exacte : la fête de la décolation de saint Jean tombe au 29 août, et le roi d’Angleterre n’arriva devant Calais que le 3 septembre, ainsi que nous l’avons observé précédemment. Quant à la reddition de cette place, les historiens la fixent presque unanimement au 3 août 1347 ; et on ne peut guère la reculer plus loin, car on en était informé en Angleterre dès le 12 du même mois, date de la publication des lettres par lesquelles Édouard invitait les Anglais à venir repeupler sa conquête.