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LIVRE I. — PARTIE I.

Le roi étoit à cette heure en sa chambre, à grand’compagnie de comtes, de barons et de chevaliers. Si entendit que ceux de Calais venoient en l’arroy qu’il avoit devisé et ordonné ; et se mit hors, et s’en vint en la place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui, et encore grand’foison qui y survinrent pour voir ceux de Calais, ni comment ils fineroient ; et mêmement la roine d’Angleterre, qui moult étoit enceinte, suivit le roi son seigneur. Si vint messire Gautier de Mauny et les bourgeois de-lez lui qui le suivoient, et descendit en la place, et puis s’envint devers le roi et lui dit : « Sire, vecy la représentation de la ville de Calais â votre ordonnance. » Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement, car moult héoit les habitans de Calais, pour les grands dommages et contraires que au temps passé sur mer lui avoient faits. Ces six bourgeois se mirent tantôt à genoux pardevant le roi, et dirent ainsi en joignant leurs mains : « Gentil sire et gentil roi, véez-nous cy six, qui avons été d’ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands : si vous apportons les clefs de la ville et du châtel de Calais et les vous rendons à votre plaisir, et nous mettons en tel point que vous nous véez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de griévetés. Si veuillez avoir de nous pitié et mercy par votre très haute noblesse. » Certes il n’y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de droite

    sité d’Édouard : plusieurs ordonnances de nos rois, tendant à soulager la misère des habitans de Calais chassésde leur ville, prouvent qu’ils furent entièrement dépouillés de leurs biens.

    Les Chroniques de France disent simplement, chapitre 42, que les Calaisiens eurent la vie sauve et sortirent emportant seulement les habits dont ils étaient revêtus.

    Le continuateur de Nangis dit de même qu’ils eurent la permission de sortir avec tous les effets qu’ils pourraient emporter sur eux ; salvis vitis et salvo quantum super se de bonis suis portare possent.

    Le récit de Villani est le moins favorable de tous au roi d’Angleterre. Ce prince, dit-il, accorda la vie aux étrangers (c’est-à-dire, sans doute, à la garnison) ; mais il exigea que les bourgeois se rendissent à discrétion, bien résolu de les faire tous pendre comme pirates, parce qu’ils avaient causé beaucoup de dommages aux Anglais sur mer ; mais à la prière des cardinaux et de la reine sa femme, il leur accorda la vie. Ils sortirent tous de la ville, nuds en chemise, n’emportant rien avec eux.

    Après avoir rapporté les récits des historiens contemporains, observons qu’aucun n’est directement en contradiction avec Froissart, excepté Thomas de La Moore, sur l’article qui concerne le gouverneur de Calais : il ne diffère d’ailleurs de notre historien qu’en ce qu’il n’a pas tout dit, et qu’il a eu soin surtout de dissimuler ce qui pouvait porter atteinte à la gloire de son maître : on peut en dire autant de Knighton. L’auteur des Chroniques de France et le continuateur de Nangis se bornent à rapporter le fait principal dépouillé de toutes les circonstances. Robert d’Avesbury n’est pas plus étendu et avance une fausseté manifeste. Villani, trop éloigné pour être bien instruit des détails de cet événement, le raconte en gros et omet des particularités rapportées par Froissart d’après les mémoires de Jean-le-Bel. Concluons de cet exposé qu’il n’y a aucune raison de suspecter le récit de Froissart. Il faudrait peut-être le corriger en quelques points et adopter ce que dit La Moore, que Jean de Vienne n’abandonna point les députés de Calais et présenta lui-même les clefs de la ville au roi d’Angleterre.

    M. de Brequigny, dans le mémoire cité ci-dessus, nous paraît avoir poussé un peu trop loin la sévérité à son égard, en rejetant presque toutes les autres circonstances de son récit. Il lui reproche par exemple d’avoir imaginé les discours qu’il met dans la bouche de Jean de Vienne et des capitaines anglais, etc. ; mais ne peut-on pas faire le même reproche à plusieurs des historiens les plus estimés : et au lieu de blâmer Froissart de son abondance, d’avoir fait parler et agir ses personnages comme ils l’ont dû faire, ne devrait-on pas plutôt lui savoir gré d’être le premier de nos écrivains qui ait essayé de sortir de l’aridité de la chronique pour s’élever au ton de l’histoire ? M. de Brequigny lui reproche encore d’avoir représenté le roi d Angleterre comme un prince féroce. « Reconnaît-on, dit-il, à ce portrait le caractère d’Édouard qui trois ans auparavant… s’abstint des justes représailles qu’il pouvait exercer sur Hervé de Léon son prisonnier, pour venger par sa mort celle d’Olivier de Clisson et de quatorze chevaliers bretons et normands, à qui le roi de France avait fait couper la tête, parce qu’ils étaient attachés au parti anglais ! » Puis il ajoute : Froissart conserve donc bien mal le caractère d’Édouard dans la manière dont il le fait agir et parler à la reddition de Calais.

    On peut lui répondre que l’historien conserve mal le caractère d’Édouard, parce que ce prince le conserva mal lui-même, et que rien ne prouve mieux la véracité de son récit : s’il eût été plus jaloux de plaire par des narrations intéressantes que de dire la vérité, il avait trop d’esprit pour dégrader ainsi un de ses principaux personnages. On peut encore répondre à M. de Brequigny que Hervé de Léon et les Calaisiens étaient dans une conjoncture bien différente. Si Édouard eût fait mourir le chevalier breton pris en combattant pour son roi, en représaille de ce que ce prince avait fait couper la tête à des sujets rebelles qui l’avaient trahi, il eût commis une action barbare, contraire à toutes lois, à toutes conventions. Au contraire, en faisant mourir les six bourgeois de Calais, il eût suivi les lois de la guerre, lois barbares à la vérité, mais autorisées par l’usage, et qu’il pouvait exécuter dans toute leur rigueur, sans enfreindre celles de l’honneur et de la chevalerie.