Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
270
[1347]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

grand’espérance d’avoir grace et pardon envers Notre-Seigneur, si je muir pour ce peuple sauver, que je veuil être le premier ; et me mettrai volontiers en pur ma chemise, à nud chef, et la hart au col, en la merci du roi d’Angleterre. » Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut dit cette parole, chacun l’alla aouser de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetoient à ses pieds pleurant tendrement ; et étoit grand’pitié de là être, et eux ouïr, écouter et regarder.

Secondement un autre très honnête bourgeois et de grand’affaire, et qui avoit deux belles damoiselles à filles, se leva et dit tout ainsi qu’il feroit compagnie à son compère sire Eustache de Saint-Pierre ; et appeloit-on celui sire Jean d’Aire.

Après se leva le tiers, qui s’appeloit sire Jaques de Vissant, qui étoit riche homme de meubles et d’héritage ; et dit qu’il feroit à ses deux cousins compagnie. Aussi fit sire Pierre de Vissant son frère ; et puis le cinquième ; et puis le sixième[1]. Et se dévêtirent là ces six bourgeois tous nus en leur braies et leur chemises, en la ville de Calais, et mirent hars en leur col, ainsi que l’ordonnance le portoit, et prirent les clefs de la ville et du châtel ; chacun en tenoit une poignée.

Quand ils furent ainsi appareillés, messire Jean de Vienne, monté sur une petite haquenée, car à grand’malaise pouvoit-il aller à pied, se mit au devant et prit le chemin de la porte. Qui lors vit hommes et femmes et les enfans d’iceux pleurer et tordre leurs mains et crier à haute voix très amèrement, il n’est si dur cœur au monde qui n’en eut pitié. Ainsi vinrent eux jusques à la porte, convoyés en plaintes, en cris et en pleurs. Messire Jean de Vienne fit ouvrir la porte tout arrière, et se fit enclorre dehors avec les six bourgeois, entre la porte et les barrières ; et vint à messire Gautier qui l’attendoit là, et dit : « Messire Gautier, je vous délivre, comme capitaine de Calais, par le consentement du povre peuple de cette ville, ces six bourgeois ; et vous jure que ce sont et étoient aujourd’hui les plus honorables et notables de corps, de chevance et d’ancesterie de la ville de Calais ; et portent avec eux toutes les clefs de la dite ville et du châtel. Si vous prie, gentil sire, que vous veuilliez prier pour eux au roi d’Angleterre que ces bonnes gens ne soient mie morts. » — « Je ne sais, répondit le sire de Mauny, que messire le roi en voudra faire, mais je vous ai en convent que j’en ferai mon pouvoir. »

Adonc fut la barrière ouverte : si s’en allèrent les six bourgeois en cet état que je vous dis, avec messire Gautier de Mauny, qui les amena tout bellement devers le palais du roi, et messire Jean de Vienne rentra en la ville de Calais[2].

  1. Ces généreuses victimes méritaient bien d’être connues. Suivant la chronique manuscrite que nous venons de citer, Édouard avait demandé huit personnes, quatre de la garnison et quatre de la bourgeoisie. « Adonc furent présentés quatre chevaliers et quatre bourgeois par les consiliers du roi d’Angleterre ; li quel se vinrent présenter devant le roi, chacun chevalier une épée nue en sa main, chacun bourgeois une corde en son brach, etc. » (Histoire de Calais, t. 1, p. 740.)
  2. Suivant Thomas de La Moore, qui était de la suite d’Édouard, Jean de Vienne, suivi de plusieurs bourgeois dont il ne fixe pas le nombre, comme Froissart, et d’une partie de la garnison, alla lui-même remettre les clefs de la place à Édouard. Nous transcrivons ici son récit d’après le second mémoire de M. de Brequigny sur l’histoire de Calais, imprimé dans le quarante-troisième volume du recueil de l’Académie des Belles-Lettres. « Sitôt, dit l’historien, que les Calaisiens se furent aperçus de la retraite du roi de France, ils virent qu’il fallait se rendre et baissèrent leur pavillon placé sur la principale tour. Ensuite Jean de Vienne, leur gouverneur, fit ouvrir les portes et sortit de la ville, monté sur un petit cheval, parce qu’il avait été blessé peu de temps auparavant. Ceux de la garnison et des bourgeois qui le suivaient marchaient la corde au col, la tête et les pieds nuds. Dès qu’il fut en présence d’Édouard, il lui remit son épée et les clefs de la ville, le suppliant d’épargner des malheureux qui se soumettaient. Édouard reçut les clefs et l’épée, retint prisonnier le gouverneur, quinze chevaliers et plusieurs bourgeois qu’il envoya en Angleterre, après les avoir cependant comblés généreusement de présens. Il ordonna que le reste des bourgeois et tout ce qui se trouvait dans la ville fût conduit à Guignes, après leur avoir fait distribuer de quoi manger, dont ils avaient grand besoin. » (Thomas de La Moore cité par Jean Stow, General chronicle of England, p. 244.)

    Le récit de Knighton ressemble presque en tous les points à celui de La Moore ; mais il y ajoute cette particularité que les Calaisiens, exténués par la faim, dévorèrent avec tant d’avidité les vivres qu’Édouard leur fit donner, que, dans la nuit même, plus de trois cents moururent d’indigestion.

    Robert d’Avesbury n’entre dans aucuns détails sur la reddition de Calais ; il dit seulement que les assiégés, manquant de vivres et voyant qu’ils n’avaient aucun secours à espérer de leur roi, se rendirent à discrétion ; puis il ajoute qu’Édouard, toujours porté à la clémence et à l’humanité, se contenta de retenir prisonniers quelques-uns des plus considérables et permit aux autres de s’en aller avec tous leurs biens. C’est exagérer la généro-