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LIVRE I. — PARTIE I.

terre qui les attendoit à l’entrée de son hôtel et avoit grand désir de ouïr nouvelles de ceux de Calais. De-lez lui étoient le comte Derby, le comte de Norhantonne, le comte d’Arondel et plusieurs autres barons d’Angleterre. Messire Gautier de Mauny et le sire de Basset s’inclinèrent devant le roi, puis se trairent devers lui. Le sire de Mauny, qui sagement étoit emparlé et enlangagé, commença à parler, car le roi souverainement le voult ouïr, et dit : « Monseigneur, nous venons de Calais et avons trouvé le capitaine, messire Jean de Vienne, qui longuement a parlé à nous ; et me semble que il et ses compagnons et la communauté de Calais sont en grand’volonté de vous rendre la ville et le châtel de Calais et tout ce qui est dedans, mais que leurs corps singulièrement ils en puissent mettre hors. »

Adonc répondit le roi : « Messieurs Gautier, vous savez la greigneur partie de notre entente en ce cas : quelle chose en avez-vous répondu ? » — « En nom de Dieu, monseigneur, dit messire Gautier, que vous n’en feriez rien, si ils ne se rendoient simplement à votre volonté, pour vivre ou pour mourir, si il vous plaît. Et quand je leur eus ce montré, messire Jean de Vienne me répondit et confessa bien qu’ils étoient moult contraints et astreints de famine ; mais ainçois que ils entrassent en ce parti ils se vendroient si cher que oncques gens firent. » Adonc répondit le roi : « Messire Gautier, je n’ai mie espoir ni volonté que j’en fasse autre chose. »

Lors se retrait avant le sire de Mauny et parla moult sagement au roi, et dit pour aider ceux de Calais : « Monseigneur, vous pourrez bien avoir tort, car vous nous donnez mauvais exemple. Si vous nous vouliez envoyer en aucune de vos forteresses, nous n’irions mie si volontiers, si vous faites ces gens mettre à mort, ainsi que vous dites ; car ainsi feroit-on de nous en semblable cas. » Cet exemple amollia grandement le courage du roi d’Angleterre ; car le plus des barons l’aidèrent à soutenir. Donc dit le roi : « Seigneurs, je ne vueil mie être tout seul contre vous tous. Gautier, vous en irez à ceux de Calais ; et direz au capitaine que la plus grand’grâce qu’ils pourront trouver ni avoir en moi, c’est que ils partent de la ville de Calais six des plus notables bourgeois, en purs leurs chefs et tous déchaux, les hars au col, les clefs de la ville et du châtel en leurs mains ; et ne ceux je ferai ma volonté ; et le demeurant je prendrai à merci. » — « Monseigneur, répondit messire Gautier, je le ferai volontiers. »


CHAPITRE CCCXXI.


Comment les six bourgeois se partirent de Calais, tous nuds en leurs chemises, la hart au col, et les clefs de la ville en leurs mains ; et comment la roine d’Angleterre leur sauva les vies.


À ces paroles se partit du roi messire Gautier de Mauny, et retourna jusques à Calais, là où messire Jean de Vienne l’attendoit. Si lui recorda toutes les paroles devant dites, ainsi que vous les avez ouïes, et dit bien que c’étoit tout ce qu’il avoit pu empétrer. Messire Jean dit : « Messire Gautier, je vous en crois bien ; or vous prié-je que vous veuilliez ci tant demeurer que j’aie démontré à la communauté de la ville toute cette affaire ; car ils m’ont cy envoyé, et à eux tient d’en répondre, ce m’est avis. » Répondit le sire de Mauny : « Je le ferai volontiers. » Lors se partit des créneaux messire Jean de Vienne, et vint au marché, et fit sonner la cloche pour assembler toutes manières de gens en la halle. Au son de la cloche vinrent hommes et femmes, car moult désiroient à ouïr nouvelles, ainsi que gens si astreints de famine que plus n’en pouvoient porter. Quand ils furent tous venus et assemblés en la halle, hommes et femmes, Jean de Vienne leur démontra moult doucement les paroles toutes telles que ci devant sont récitées ; et leur dit bien que autrement ne pouvoit être, et eussent sur ce avis et brève réponse. Quand ils ouïrent ce rapport, ils commencèrent tous à crier et à pleurer tellement et si amèrement, qu’il n’est si dur cœur au monde, s’il les eût vus ou ouïs eux démener, qui n’en eût eu pitié. Et n’eurent pour l’heure pouvoir de répondre ni de parler ; et mêmement messire Jean de Vienne en avoit telle pitié qu’il larmoyoit moult tendrement.

Une espace après se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville, que on appeloit sire Eustache de Saint-Pierre, et dit devant tous ainsi : « Seigneurs, grand’pitié et grand meschef seroit de laisser mourir un tel peuple que ici a, par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen ; et si seroit grand’aumône et grand’grâce envers Notre-Seigneur, qui de tel meschef le pourroit garder. Je, en droit moi, ai si