Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
268
[1347]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

fit, lendemain que parlement fut failli, bien matin recueillir en grand’hâte tentes et trefs et trousser, et se mit à chemin devers la cité d’Amiens ; et donna congé à toutes manières de gens d’armes et de communes. Quand ceux de Calais virent le délogement de leurs gens, si furent tous déconfits et desbaretés ; et n’a si dur cuer au monde que, qui les vit demeurer et doulouser, qui n’en eût eu pitié. À ce délogement ne perdirent rien aucuns Anglois qui s’aventurèrent et qui se férirent en la queue des François ; mais gagnèrent des chars, des sommiers et des chevaux, des vins et des prisonniers que ils ramenèrent en l’ost devant Calais.


CHAPITRE CCCXX.


Comment ceux de Calais se voulurent rendre au roi d’Angleterre, sauves-leurs vies ; et comment ledit roi voulut avoir six des plus nobles bourgeois de la ville pour en faire sa volonté.


Après le département du roi de France et de son ost, du mont de Sangattes, ceux de Calais virent bien que le secours en quoi ils avoient fiance leur étoit failli ; et si étoient à si grand’détresse de famine que le plus grand et le plus fort se pouvoit à peine soutenir : si eurent conseil ; et leur sembla qu’il valoit mieux à eux mettre en la volonté du roi d’Angleterre, si plus grand’merci ne pouvoient trouver, que eux laisser mourir l’un après l’autre par détresse de famine ; car les plusieurs en pourvoient perdre corps et âme par rage de faim. Si prièrent tant à monseigneur Jean de Vienne qu’il en voulût traiter, qu’il s’y accorda ; et monta aux créneaux des murs de la ville, et fit signe à ceux de dehors qu’il vouloit parler à eux. Quand le roi d’Angleterre entendit ces nouvelles, il envoya là tantôt messire Gautier de Mauny et le seigneur de Basset. Quand ils furent là venus, messire Jean de Vienne leur dit : « Chers seigneurs, vous êtes moult vaillans chevaliers et usés d’armes, et savez que le roi de France que nous tenons à seigneur, nous a céans envoyés, et commandé que nous gardissions cette ville et ce châtel, tellement que blâme n’en eussions, ni il point de dommage : nous en avons fait notre pouvoir. Or est notre secours failli, et vous nous avez si étreints que n’avons de quoi vivre : si nous conviendra tous mourir, ou enrager par famine, si le gentil roi qui est votre sire n’a pitié de nous. Chers seigneurs, si lui veuilliez prier en pitié qu’il veuille avoir merci de nous, et nous en veuille laisser aller tout ainsi que nous sommes, et veuille prendre la ville et le châtel et tout l’avoir qui est dedans ; si en trouvera assez. »

Adonc répondit messire Gautier de Mauny et dit : « Messire Jean, messire Jean, nous savons partie de l’intention du roi notre sire, car il la nous a dite : sachez que ce n’est mie son entente que vous en puissiez aller ainsi que vous avez cy dit ; ains est son intention, que vous vous mettez tous en sa pure volonté, pour rançonner ceux qu’il lui plaira, ou pour faire mourir ; car ceux de Calais lui ont tant fait de contraires et de dépits, le sien fait dépendre, et grand’foison de ses gens fait mourir, dont si il lui en poise ce n’est mie merveille. »

Adonc répondit messire Jean de Vienne et dit : « Ce seroit trop dure chose pour nous si nous consentions ce que vous dites. Nous sommes céans un petit de chevaliers et d’écuyers qui loyalement à notre pouvoir avons servi notre seigneur le roi de France, si comme vous feriez le vôtre en semblable cas, et en avons enduré mainte peine et mainte mésaise ; mais ainçois en souffrirons-nous telle mésaise que oncques gens n’endurèrent ni souffrirent la pareille, que nous consentissions que le plus petit garçon ou varlet de la ville eût autre mal que le plus grand de nous. Mais nous vous prions que, par votre humilité, vous veuilliez aller devers le roi d’Angleterre, et lui priez qu’il ait pitié de nous. Si nous ferez courtoisie ; car nous espérons en lui tant de gentillesse qu’il aura merci de nous. » — « Par ma foi, répondit messir Gautier de Mauny, je le ferai volontiers, messire Jean ; et voudrois, si Dieu me veuille aider, qu’il m’en voulût croire ; car vous en vaudriez tous mieux. »

Lors se départirent le sire de Mauny et le sire de Basset, et laissèrent messire Jean de Vienne s’appuyant aux créneaux[1], car tantôt devoient retourner ; et s’en vinrent devers le roi d’Angle-

  1. Suivant une chronique manuscrite intitulée : Prosécution de l’Histoire de Sugiers Abbé, conservée dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Bertin, Jean de Vienne alla lui-même, accompagné df deux chevaliers et de deux bourgeois, solliciter auprès d’Édouard la grâce des habitans de Calais. On trouve un fragment de cette chronique, dont le témoignage ne saurait balancer celui de Froissart et des autres hîstoriens contemporains, dans l’Histoire de Calais.