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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tant que les bourgeois qui portoient la partie du duc de Brabant n’osoient dire le contraire. Mais le jeune comte Louis ne s’y vouloit aucunement consentir, pour paroles ni pour raisons que on lui dit, ains disoit toudis que il n’auroit jà à femme la fille de celui qui lui avoit son père occis, et lui dût-on donner la moitié du royaume d’Angleterre. Quand les Flamands ouïrent ce, si dirent que leur sire étoit trop François et mal conseillé, et que il ne leur feroit jà bien, puisqu’il ne vouloit croire leur conseil. Si le prirent et mirent en prison courtoise ; et bien lui dirent que jamais n’en istroit s’il ne créoit leur conseil. Et bien disoient : « Si monseigneur son père n’eût tant aimé les François, mais eût cru leur conseil, il eût été le plus grand sire des chrétiens, et eût recouvré Lille, Douay, Béthune et Orchies, et fût encore en vie. »


CHAPITRE CCCXI.


Comment le comte de Flandre, qui longuement avoit été en prison en Flandre, fiança la fille du roi d’Angleterre ; et comment il s’embla d’eux et s’en affuit en Flandre.


Ce demeura une espace de temps, et le roi d’Angleterre tint toudis son siége devant Calais, et tint grand’cour et noble le jour de Noël. Le carême en suivant revinrent de Gascogne le comte Derby, le comte de Pennebruich et le comte de Kenford, et grand’foison de chevaliers et d’écuyers qui passé avoient la mer avec eux ; et arrivèrent devant Calais. Si furent les très bienvenus, et lîement recueillis et fêtés du roi, de la roine, des seigneurs et des dames qui là étoient ; et se logèrent tous ces seigneurs, tantôt, et leurs gens, devant Calais. De tant fut le siége renforcé.

Or revenons au propos dont je parlois maintenant, du jeune comte de Flandre et des Flamands. Longuement fut le jeune comte au danger de ceux de Flandre, et en prison courtoise ; mais il lui ennuyoit, car il n’avoit pas ce appris. Finablement il mua son propos ; je ne sais si il le fit par cautelle ou de volonté ; mais il dit à ses gens que il créroit leur conseil, car plus de biens lui pouvoient venir d’eux que de nul autre pays. Ces paroles réjouirent moult les Flamands ; si le mirent tantôt hors de prison, et lui accomplirent une partie de ses déduits, tant que d’aller en rivière[1], et à ce étoit-il moult enclin ; mais il avoit toujours bonnes gardes, afin qu’il ne leur échappât ou fût emblé, qui l’avoient empris à garder, sur leur têtes, et qui étoient du tout de la faveur du roi d’Angleterre, et le guettoient si près que à peine pouvoit-il aller pisser. Cette chose procéda et dura tant que le jeune comte de Flandre eut en convent à ses gens que volontiers il prendroit à femme la fille du roi d’Angleterre. Et ainsi les Flamands le signifièrent au roi et à la roine, qui se tenoient devant Calais, que ils voulsissent venir en l’abbaye de Bergues[2] et là amener leur fille, car ils y amèneroient leur seigneur ; et là se concluroit ce mariage.

Vous devez savoir que le roi et la roine furent de ces nouvelles grandement réjouis, et dirent que les Flamands étoient de bonnes gens. Si fut, par accord de toutes les parties, une journée assignée à être à Bergues sur la mer, entre le Neu-Port et Gravelines. Là vinrent les plus notables hommes et plus authentiques des bonnes villes de Flandre, en grand état et puissant ; et y amenèrent leur jeune seigneur, qui courtoisement s’inclina devant le roi et la roine d’Angleterre, qui jà étoient venus en très grand arroy. Le roi d’Angleterre prit le dit comte par la main dextre moult doucement, et le fêta en parlant ; et puis s’excusa de la mort de son père ; et dit que, si Dieu lui pût aider, que oncques tout le jour de la bataille de Crécy ni le lendemain aussi, il ne vit ni ouït parler du comte de Flandre son père. Le jeune comte, par semblance, se tint de cette excusance assez pour content. Et puis fut parlé du mariage, et eut là certains articles de traités faits, jetés et accordés entre le roi d’Angleterre et le jeune comte Louis et le pays de Flandre, sur grands considérations et alliances, et toutes promises et jurées à tenir. Là jura et fiança le dit comte madame Isabelle, fille du roi d’Angleterre, et si la promit à épouser. Si fut cette journée relaxée jusques à une autre fois que on auroit plus grand loisir, et s’en retournèrent les Flamands en Flandre, qui en ramenèrent leur seigneur ; et moult aimablement se partirent du roi d’Angleterre et de la roine

  1. D’aller chasser aux oiseaux d’eau sur le bord des rivières.
  2. Cette assemblée se tint à Bergues en l’abbaye de Saint-Winox, le 1er mars, suivant Meyer.