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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

se départit de ses gens la dite roine et s’en retourna arrière au Neuf-Châtel sur Thin, et les recommanda, à son département, en la garde de Dieu et de saint George. Assez tôt après que la bonne dame fut départie, les batailles qui se désiroient à trouver, et par espécial les Escots, s’encontrèrent. Lors commencèrent les archers d’un côté et d’autre à traire : mais le trait des Escots ne dura point grand’foison. Là étoient ces archers d’Angleterre habiles et légers, et qui traioient par art et par avis, et de tel ravine que grand’hideur étoit à regarder. Si vous dis que quand les batailles se furent mises et approchées toutes ensemble, il y eut aussi dure besogne, aussi forte et aussi bien combattue que on avoit vu ni ouï parler de grand temps. Et commença la bataille environ heure de tierce, et dura jusques à haute nonne. Si pouvez bien croire que là endroit il y eut fait maintes grands appertises d’armes, mainte prise et mainte défense, car ces Escots tenoient haches dures et bien tranchantes et en donnoient trop beaux horions. D’autre part les Anglois se tenoient prêts d’eux défendre, pour garder leur pays et pour acquérir la grâce du roi leur seigneur qui pas n’étoit là ; et faisoient tant, à justement considérer, que le plus petit valoit un bon chevalier. Et tant se pénèrent l’un pour l’autre, ainsi que par envie, que en la fin ils déconfirent leurs ennemis ; mais grandement leur coûta de leurs gens. Toutefois ils obtinrent la place ; et demeurèrent morts sur la place le comte de Fii[1], le comte de Boskem[2], le comte Patris[3], le comte de Sutherlant, le comte d’Atsrederne[4], le comte de Marr, messire Jean de Douglas, messire Thomas de Douglas, messire Simon Fresiel et messire Alexandre de Ramesay, qui portoit la bannière du roi, et plusieurs autres barons, chevaliers et écuyers. Et là fut pris le roi qui hardiment se combattit, et durement fut au prendre navré d’un écuyer de Northonbrelande, qui s’appeloit Jean de Copelant, appert homme d’armes et hardi durement. Ce Jean de Copelant, si très tôt qu’il tint le roi d’Escosse, sagement il en ouvra, car il se bouta, au plus tôt qu’il put, hors de la presse, lui vingtième de compagnons qui étoient de sa charge, et chevaucha tant que ce jour il esloigna la place où la besogne avoit été, environ quinze lieues, et vint chez soi en un châtel qui s’appelle Châtel Orgueilleux, et dit bien qu’il ne le rendroit à homme ni à femme, fors à son seigneur le roi d’Angleterre. Encore ce jour furent pris le comte de Moret, le comte de la Marche, messire Guillaume de Douglas, messire Robert de Versi, messire Arcebaut de Douglas, l’évêque d’Abredane et l’évêque de Saint-Andrieu, et plusieurs autres barons, chevaliers et écuyers ; et y en eut de morts, que uns que autres, sur la place environ quinze mille, et les demeurans se sauvèrent au mieux qu’ils purent. Si fut cette bataille au plus près de Neuf-Châtel sur Thin, l’an mil trois cent quarante-six, le mardi prochain après le jour Saint Michel[5].


CHAPITRE CCCVII.


Comment la roine d’Angleterre manda à l’écuyer qui avoit pris le roi d’Escosse, qu’il le lui amenât, lequel répondit qu’il ne le rendroit fors qu’au roi son seigneur.


Quand la roine d’Angleterre, qui se tenoit au Neuf-Châtel, entendit que la journée étoit pour elle et pour ses gens, si en fut grandement réjouie ; ce fut bien raison ; et monta tantôt sur son palefroi, et s’en vint le plutôt qu’elle put sur la place où la bataille avoit été. Les quatre prélats et les quatre barons, qui chefs et ordonneurs de cette besogne avoient été, reçurent la noble dame moult doucement et moult joyeusement, et lui recordèrent assez ordonnément comment Dieu les avoit visités et regardés, que une poignée de gens que ils étoient, avoient déconfit le roi d’Escosse et toute sa puissance. Lors demanda la

  1. Ce nom parait être une altération de celui de Fife ; mais dans ce cas, Froissart se trompe en mettant le comte de Fife au nombre des morts. Walsingham et Hector Boethius Scotorum Histor. disent qn’il fut fait prisonnier, ainsi que les comtes de Menteith, de Sutherland et de Wigtown. Robert d’Avesbury dit pareillement qu’il fut fait prisonnier.
  2. Buchan.
  3. Si ce comte Patris est le comte Patrik de Dumbar, comme il est très vraisemblable, Froissart a eu tort de le compter parmi les morts : on le trouve dans la liste des prisonniers faits à cette journée. On y trouve pareillement Jean de Douglas et Alexandre de Ramsay.
  4. Ce comte paraît être celui que Robert d’Avesbury, Walsingham et Boethïus, nomment le comte de Stratherne, ou Comes Waltisterniæ. Stratherne est une des provinces méridionales de l’Écosse.
  5. Cette bataille se donna beaucoup plus près de Durham que de Newcastle, dans un lieu appelé Nevill’s Cross, le mardi 17 octobre, veille de Saint-Luc. Robert d’Avesbury et Knyghton lui assignent aussi la même date.