Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1346]
247
LIVRE I. — PARTIE I.

chevalier moult à ennuis leur dit. Toutefois il fut tant apparlé et demené du dit messire Gautier, que il lui recorda la besogne ainsi comme elle alloit, et comment le roi d’Angleterre étoit arrivé en Normandie, et tout le voyage qu’il avoit fait, et les passages qu’il avoit passés, et en la fin à Crécy en Ponthieu déconfit le roi de France et toute sa puissance[1] ; et lui conta par nom les princes et les seigneurs qui morts y étoient, et en fin de voyage le roi d’Angleterre avoit assiégé la forte ville de Calais. Quand messire Gautier de Mauny entendit ce, si en fut grandement réjoui ; et aussi furent tous les compagnons ; et en firent pour ces nouvelles meilleur compagnie à leurs prisonniers. Et le duc de Normandie s’en revint en France devers le roi Philippe son père et la roine sa mère, qui volontiers Le virent.


CHAPITRE CCXCIX.


Comment messire Gautier de Mauny quitta à un chevalier normand sa rançon pour lui impétrer un sauf conduit du duc de Normandie pour chevaucher lui vingtième par France jusques à Calais.


Depuis ne demeura guères de temps que le dit messire Gautier de Mauny, qui grand désir avoit de venir devant Calais et de voir son seigneur le roi d’Angleterre, mit en parole le chevalier normand qu’il tenoit pour son prisonnier, et lui demanda quelle quantité d’argent pour sa rançon il pourroit payer. Cil répondit, ainsi comme cil qui sa délivrance vit volontiers, que jusques à trois mille écus paieroit-il bien. Donc dit messire Gautier moult courtoisement : « Sire, je sais bien que vous êtes du sang du duc de Normandie, et moult aimé de lui et très espécial en son conseil, si vous dirai que vous ferez : je vous recreray sur votre foi, et vous partirez de cy, et irez devers le duc votre seigneur, et m’impètrerez un sauf conduit, pour moi vingtième tant seulement, à chevaucher parmi France, payant courtoisement tout ce que je dépendrai ; et si ce me pouvez impétrer du duc ou du roi, ne me chault duquel, je vous quitterai votre rançon, et vous en saurai gré ; car je désire tant à voir mon cher seigneur le roi d’Angleterre que ce me tournera à grand plaisance, si le sauf conduit vous me rapportez ; et afin que vous l’entendiez, je ne vueil gésir en une ville que une nuit, tant que je serai venu devant Calais ; et si ce vous ne pouvez faire, vous reviendrez dedans un mois tenir prison dedans cette forteresse. » Le chevalier répondit qu’il en feroit son plein pouvoir. Si se partit d’Aiguillon et le reçut le dit messire Gautier sur sa foi. Si chevaucha tant le dit chevalier qu’il vint à Paris, là où il trouva le duc de Normandie, son seigneur, qui lui fit grand’chère et lui demanda de son état, et comment il avoit finé. Le chevalier lui conta toute la besogne et comment messire Gautier de Mauny lui vouloit quitter sa rançon, mais qu’il eût un sauf conduit qu’il pût passer parmi le royaume de France paisiblement, lui vingtième, et venir jusques à Calais. Le duc lui accorda, et lui fit écrire tout tel qu’il le voult demander et avoir ; et le prit sous le scel du dit duc, et s’en passa atant ; et exploita depuis tant par ses journées qu’il retourna en Aiguillon, et montra au dit messire Gautier tout ce qu’il avoit fait et exploité. Du quel exploit et sauf conduit messire Gautier eut grand’joie, et quitta tantôt le dit chevalier Normand de sa rançon, et s’ordonna pour passer parmi le royaume de France sur le confort de sa lettre.


CHAPITRE CCC.


Comment messire Gautier de Mauny fut pris à Orliens et amené prisonnier à Paris, dont le duc de Normandie fut moult courroucé ; et comment il fut délivré.


Assez tôt après, le dit messire Gautier de Mauny se partit de la ville et du châtel d’Aiguillon atout vingt chevaux seulement, ainsi que sa lettre parloit, et se mit au chemin parmi Auvergne. En chevauchant le royaume, le gentil chevalier ne se faisoit point céler, mais se nommoit partout ; et quand il étoit arrêté, il montroit sa lettre, et tantôt étoit délivré. Ainsi chevaucha-t-il tant qu’il vint jusques à Orliens ; et fut là arrêté[2], et ne put être désarrêté pour lettre qu’il montrât ; mais fut amené à Paris, et là mis en prison en Châtelet, comme celui qui étoit des François grandement haï, pour les grands

  1. Ce chevalier ne put raconter à Gautier de Mauny ce qui s’était passé à Crécy, comme nous venons de le remarquer.
  2. Il avait déjà manqué d’être arrêté en passant à Saint-Jean-d’Angély, d’où il eut grand’peine à sortir lui troisième. Le reste de ses gens y demeurèrent prisonniers et n’étaient pas encore relâchés lorsque le comte de Derby s’empara de cette place.