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LIVRE I. — PARTIE I.

fut dit que de communautés et de gens de pied des cités et des bonnes villes de France, il y en y eut mort, ce dimanche au matin, plus quatre fois que le samedi que la grosse bataille fut.


CHAPITRE CCXCV.


Comment le roi d’Angleterre fit chercher les morts pour en savoir le nombre, et fit enterrer les corps des grands seigneurs.


Le dimanche, ainsi que le roi d’Angleterre issoit de la messe, revinrent les chevaucheurs et les archers, qui envoyés avoient été pour découvrir le pays, et savoir si aucune assemblée et recueillette se faisoit des François : si recordèrent au roi tout ce qu’ils avoient vu et trouvé, et lui dirent bien qu’il n’en étoit nul apparent. Adonc eut conseil le roi qu’il enverroît chercher les morts pour savoir quels seigneurs étoient là demeurés. Si furent ordonnés deux moult vaillans chevaliers pour aller là, et en leur compagnie trois hérauts pour reconnoître leurs armes et deux clercs pour écrire et enregistrer les noms de ceux qu’ils trouveroient. Les deux chevaliers furent messire Regnault de Cobehen et messire Richard de Stanfort. Si se partirent du roi et de son logis, et se mirent en peine de voir et visiter tous les occis. Si en trouvèrent si grand’foison qu’ils en furent tous émerveillés ; et cherchèrent au plus justement qu’ils purent ce jour tous les champs, et y mirent jusques à vespres bien basses. Au soir, ainsi que le roi d’Angleterre devoit aller souper, retournèrent les dessus nommés deux chevaliers devers le roi, et firent juste rapport de tout ce qu’ils avoient vu et trouvé. Si dirent que onze chefs de princes[1] étoient demeurés sur la place, quatre vingt bannerets, douze cents chevaliers d’un écu[2], et environ trente mille hommes d’autres gens. Si louèrent le dit roi d’Angleterre, le prince son fils et tous les seigneurs, grandement Dieu, et de bon courage, de la belle journée qu’il leur avoit envoyée, que une poignée de gens qu’ils étoient au regard des François, avoient ainsi déconfit leurs ennemis. Et par espécial, le roi d’Angleterre et son fils complaignirent longuement la mort du vaillant roi de Behaigne, et le recommandèrent grandement, et ceux qui de-lez lui étoient demeurés.

Si arrêtèrent encore là celle nuit, et le lundi au matin ils ordonnèrent de partir ; et fit le dit roi d’Angleterre, en cause de pitié et de grâce,

    graunt nombre. Et mesme le jour, Monseigneur Hughe Le Despenser prïst la ville de Crotoie, et luy et sa gent tuerent illesqes CCCC hommes d’armes et tiendrent la ville et treoverent graunt plenté du vitailles. Et cele nuyt herberga le roy d’Engleterre en la forest de Cressy sour mesme l’eawe, pur ceo qe l’ost de Fraunce vient de l’autre part de la ville après notre passage : mais il ne voudra prendre l’eawe sour nous et retournèrent vers Abbevîlle. Et le vendredy proschein s’en herberga le roy d’Engleterre en mesme la forest de Cressy ; et la samady à matin se remua devers Cressy ; et les discovereres notre sire le roy discovererent le roy de Fraunce qe vient devers nous en IIII grosses batailles. Et entenderount illesqes lor enemys ; et à la volenté de Dieux un poy avaunt la heure de vespre sa poair assembla à notre en playne champ ; et le bataille estoit très fort et endura longement ; qar les enemys se porterount mult noblement. Mais loiez soit Dieux, illesqes fusrent noz enemis desconfitz ; le roy notre adversaire se mist à fuyte, et fusrent mortz le roi de Beaume, le duez de Loreigne, lecounte d’Alesoun, te counte de Flaundres, le counte de Bloys, le counte de Harecourt et ses II filtz, le counte Damarle, le counte de Nauvers et soun friere le seigneur de Trouard, l’erchevesque de Niemes, l’erchevesque de Saunz, le haut prior de l’ospital de Fraunce, le counte de Savoye, le seigneur de Morles, le seigneur de Guyes, le sire de Seint Vinaunt, le sire de Rosingburgh, VI countes d’Almaigne, et tout plein des aultres countes et barons et aultres gentz et seigneurs dount homme ne poet unqore savoir les noms. Et Phelippe de Valois et le Markis q’est appelé le Elitz des Romayns* eschaperent navfrés, à ceo qe homme dist. La summe des bones gentz d’armes qi fusrent mortz en le chaumpe à ceste jour, sans comunes et pédailles, amounte à mil DXLII acomptés. Et mesme la nuyt le roy d’Engleterre od tout soun ost demurra en la champ armez où la desconfiture fuist. Et lendemayn matin devaunt le solail levé vient devaunt nous un aultre bataille graunt et fort ; et mounseigneur le counte de Northampton et les countes de Northfolk et Warewik isserount et les desconfiterount et pristrount de chivalers et esquiers à graunt nombre et tuerount II mil et pluis, et lez enchacerount III leages de la terre. Et mesme la nuit le roy herberga à Cressy et à matin se treia devers Boloygne, et en chimenaunt prist la ville d’Estaples, et d’illesqes sei treia devers Caleys. À ceo qe j’ay entendu soun purpos est d’assiéger la ville de Caleys ; et pur ceo monseigneur le roy ad maundé à vous pur vitailles ; et à ceo à plus tost qe vous poez maundez ; qar puis le temps qe nous departismes à Caame nous vivames sour la païs à graunt travaille et damage de nos gentz ; mais mercié soit Dieux, nous n’avouns nul défaute. Mez ore nous sumes à tiel plit qe nous covient estre refressez de vitailles en partie. Escript devant Caleis le IIIIe. jour de septembre. »

    * Charles de Luxembourg, élu roi des Romains.

  1. On peut voir dans la lettre de Michel de Northburgh citée en note, le nombre des morts et les noms des principaux d’entre eux.
  2. On appelait chevaliers d’un écu, ceux qui servaient le prince de leur seule personne et qui n’avaient point d’autres chevaliers sous leurs ordres.